MISSIONNAIRE D'AFRIQUE
PRO-VICAIRE DU HAUT-CONGO
Jeunesse et formation
Le Père Leo Marques, de nationalité belge, a 29 ans et trois mois quand il meurt en 1892. Il y a un an que le Cardinal Lavigerie (1824-1892) l'a nommé pro-vicaire du " Haut-Congo ". Sa nomination laisse entrevoir la valeur de sa personnalité. Aujourd'hui il est presque oublié parce qu'il n'a pas exercé longtemps sa fonction. Ainsi il reste caché derrière la longue carrière de son successeur, Mgr Roelens (1858-1947).Il convient de préciser l'orthographe du prénom et du nom de famille du Père Marques. Lui-même signe toujours " Leo " à cause de ses origines flamandes. Les documents de la Société des Missionnaires d'Afrique, le mentionnent presque toujours comme " Léon ". Son nom de famille espagnole " Marques " ne comporte aucun accent.
Leo est né le 15 novembre 1863 à Torhout, dans le diocèse de Brugge (Flandre Occidentale). Son père Victor est mort en 1881 à l'âge de 45 ans et sa mère, Marie-Léonie Denys, fait vivre la famille en tenant un commerce. De 1879 à 1884, il fait ses études secondaires au petit séminaire de Roeselare. Il y est connu comme poète de circonstance. Il compose des poésies en plusieurs occasions et ses pièces sont même mises en musique lors des festivités. Au séminaire, il est Préfet de la Congrégation de la Vierge Marie et en même temps Président de la Société de Saint-Vincent de Paul.
En famille, il a certainement parlé le flamand. Mais la plupart de ses lettres, comme celles à sa sur, sont en français. Il lui fait même des remarques sur ses fautes d'orthographe ou de grammaire. Au séminaire, il a été probablement obligé d'écrire en français. Toutefois il existe de lui quelques lettres en patois " West-Flamand ", adressées à des membres de sa famille.
Après ses études de philosophie à Roeselare, Leo, demande son admission dans la Société des Missionnaires d'Afrique à l'âge de 21 ans. Il arrive à Maison-Carrée le 25 septembre 1884 et y reçoit le 11 octobre l'habit des mains du Père Léonce Bridoux (1852-1890), futur évêque, mort le 21 octobre 1890, à Kibanga en Afrique équatoriale.
A Noël 1884, Leo écrit à sa famille : " Ne me plaignez donc pas ! Je ne doute plus que ce soit ici que le Bon Dieu m'a voulu mener : et ce doute pourrait difficilement m'assaillir quand je songe à l'affection toujours croissante que je sens pour cette pauvre Afrique. Oui ! C'est là ma patrie, pour le temps que je passerai sur terre" !
A la fin du noviciat, Leo se rend au scolasticat de Carthage et y prononce son serment le 17 octobre 1886 avant de recevoir la tonsure le 31 octobre. Leo est le quinzième Belge qui entre dans la Société des Missionnaires d'Afrique. Il est fort apprécié par ses confrères. Le Père Théophile Avon (1870-1953) écrit en 1900 : " Le Père [Marques] tranchait sur ses confrères par sa grande humilité et sa non moins grande modestie ; outre qu'il avait une grande intelligence et un savoir-faire extraordinaire (...). Il excellait dans la peinture (...). C'est lui qui par ses petits travaux d'art embellit la petite chapelle du Sacré-Coeur, où, avant que la cathédrale existât, les scolastiques aimaient à faire de petites visites pendant la récréation ". En mars 1908, plus de quinze ans après sa mort, le Père Louis Burlaton (1865-1932) écrit : " Le Père Marques était une âme d'élite; même avant son sacerdoce, alors qu'il était scolastique à Carthage, il laissait entrevoir les belles qualités de son esprit et de son cur (...). Le Père Marques était d'un caractère calme même un peu timide; mais son coeur était animé de sentiments très élevés et très ardents et dans ses rapports il montrait une gaîté douce et simple, qui le faisait aimer. Ce qui frappait surtout chez lui, c'était la délicatesse de ses sentiments et de ses manières et aussi la droiture très franche de son esprit et de sa volonté ( ).
Voyait-il quelque scolastique, ayant besoin de consolation ou d'encouragement, il savait lui dire avec délicatesse des paroles inspirées par la foi, qui lui rendaient le calme et le portaient à la ferveur. Je signalerai aussi d'une manière toute particulière son application à l'étude de l'arabe, bien qu'il eut assez peu de dispositions pour apprendre cette langue (...). Il fréquentait le plus souvent possible quelques scolastiques plus avancés qui dans les récréations s'efforçaient de converser en cette langue (...) ".
Leo est un des premiers scolastiques de la Société des Missionnaires d'Afrique, envoyé à Rome, pour étudier à l'université de la Congrégation de la Propagation de la Foi. Il arrive le 6 novembre 1887 et va loger à l'hospice rattaché au sanctuaire de Saint-Nicolas-des-Lorrains, fondé en 1623. L'année précédente le Cardinal Lavigerie a obtenu du gouvernement français la garde de cette église et de la maison attenante, qui se trouvent près de la Piazza Navona, dans la via di Tor Sanguigna. Le Cardinal y a installé lui-même la première communauté de Missionnaires d'Afrique à Rome le 14 février 1886.
De 1887 à 1890, Leo étudie à Rome la théologie et obtient, le 30 Juin 1890, avec succès, le doctorat en théologie. Un de ses confrères de Rome souligne qu'il a été pour lui un modèle de piété, d'obéissance et d'ardeur au travail. Sa piété surtout a été remarqué : " Je ne pense pas que l'idée de Dieu ne le quitta jamais ", ajoute-t-il. Leo est très doué ; il possède une intelligence au-dessus de la moyenne. Il étudie assidûment et ne quitte sa table que pour des visites de quelques minutes au Saint-Sacrement.
Il quitte Rome le 1er juillet 1890 pour se rendre à Maison-Carrée. Mgr Dusserre, coadjuteur de l'Archevêque d'Alger, l'ordonne sous-diacre le 23 juillet et diacre deux jours après. Les cérémonies ont eu lieu probablement à la chapelle du petit séminaire de Saint-Eugène. Le Cardinal Lavigerie lui-même l'ordonne prêtre au noviciat de Maison-Carrée, le 27 juillet 1890, ensemble avec Augustin Huc (1863-1918) et Joachim Chaze (1867-1943).
Le Père Marques est immédiatement nommé professeur de philosophie au scolasticat de Carthage. Il y arrive le 2 août. Quand il donne ses cours les étudiants ont l'impression qu'il connaît les philosophes par coeur, tant il est prompt à donner une réponse aux questions. Ses séminaristes sont surtout frappés par sa connaissance des rubriques. Il est présent tout simplement, modestement, timidement même; comme s'il avait peur de se mettre en avant devant ses anciens condisciples.
Le 28 mai 1891, le Cardinal Lavigerie le nomme pro-vicaire du Haut-Congo. Sa nomination sera confirmée par la Congrégation de la Propagation de la Foi le 5 décembre 1892 quelques mois après sa mort ! Ses confrères racontent combien le Père Marques a pleuré, quand il a reçu cette nomination et encore quand il était à genoux devant le Cardinal, au moment de quitter Carthage. " On aurait dit, disent ils, un enfant coupable des plus grands crimes, tant il était courbé en pleurant ". Son prédécesseur était le Père François Coulbois (1851-1920) qui a quitté l'Afrique équatoriale en novembre 1891 pour des raisons de santé. La Congrégation de la Propagation de la Foi ne le déchargea de sa fonction de pro-vicaire que le 5 décembre 1892. Mais à ce moment-là, il est déjà remplacé par le Père Marques. Il quittera la Société des Missionnaires d'Afrique au mois d'août 1899 et retournera dans son diocèse de Nevers.
Le contexte historiqueAvant 1891, peu de Belges sont partis en Afrique Centrale. Le premier est le Père Amaat Vyncke (1850-1888) en 1882, puis le Père Camille Vander Straeten (1854-1891) et le Frère Gustave De Vuyst (1869-1892) en 1887, le Père Edward Herrebaut (1862-1902) en 1888 et le Frère Amand Peleman (1861-1892) en 1890.
Mais le Roi Léopold II veut avoir des missionnaires belges pour l'État Indépendant du Congo, qui dépend entièrement de lui. En 1888, il a obtenu l'érection du Vicariat apostolique du Congo Indépendant. Cette circonscription, confié aux Pères de Scheut, comprend pratiquement tout le territoire du Congo, sauf la région Est le long des lacs. La partie nord-est reste rattachée aux Missions de l'Ouganda, confiées à la Société des Missionnaires d'Afrique en 1878. Mais la majeure partie a déjà été érigée, deux ans plus tôt, le 30 décembre 1886, en Provicariat du Haut-Congo, détaché du Provicariat du Tanganyika, également confié à la Société des Missionnaires d'Afrique en 1878.
Depuis lors, le Roi Léopold II demande à la Société des Missionnaires d'Afrique de n'envoyer que des missionnaires belges dans la partie de leurs Missions qui tombent dans l'État Indépendant du Congo. Suite à sa demande, le Cardinal Lavigerie s'efforce de les rassembler. C'est la raison pourquoi il n'y a que des Belges dans le deuxième groupe de la 10ième caravane, destinée aux Missions du Haut-Congo à savoir, le pro-vicaire Marques de Torhout (28 ans), les Pères Victor Roelens d'Ardooie (33 ans), Gustaaf De Beerst d'Adinkerke (26 ans), Alfons Engels de St Niklaas (33 ans), et les Frères Arcadius (René Desmyter de Wijtschate - 23 ans), Stanislas (Frans De Bruyne d'Alveringem - 27 ans) et Franciscus (Emiel Delhaye de Renaix - 28 ans).
Audience royaleAvant leur départ, le Roi fait savoir qu'il tient à recevoir les Belges partants au palais royal de Bruxelles. Le 17 juin 1891, les missionnaires avec leurs habits blancs font sensation. Ils sont accompagnés d'André Mwange, un jeune Congolais de vingt-trois ans, racheté aux esclavagistes. Il a étudié à Malte dans un Institut tenu par le Cardinal Lavigerie. Dans les documents, il est souvent nommé " médecin-catéchiste " quoiqu'il n'ait suivi aucun cours en Faculté de Médecine.
Lors de l'audience, le pro-vicaire Marques présente ses confrères au Roi. Puis il le remercie pour l'intérêt qu'il montre à l'égard de la Société des Missionnaires d'Afrique. En terminant, il lui annonce son intention de fonder une nouvelle Mission à Nyangwe au Maniema et de lui donner le nom de " Baudouinville " en souvenir du fils du Roi. Il a à peine prononcé ce nom que le Roi l'approuve : " Bien sûr ! C'est très bien ! Cela me plait beaucoup. Le Prince Baudouin était si bon, si vertueux. Son nom mérite de ne jamais être oublié ". Remarquons ici que le pro-vicaire Marques ne réalisera jamais ce projet par manque de personnel. Le 10 février 1892, il écrit de Karema, qu'il doit se contenter de créer " Baudouinville " pas loin de Saint-Louis dans le Marungu. Ce fut finalement Mgr Roelens, le successeur du Père Marques, qui fondera Baudouinville, en 1893, sur le haut plateau du Kirungu.
Dans sa réponse au pro-vicaire, le Roi Léopold II souligne qu'il a " appris avec très grande satisfaction, que le Cardinal Lavigerie va dorénavant, pour le soutenir dans ses travaux et par amour pour la Belgique, envoyer tous nos compatriotes au Haut-Congo Belge, pour en faire une province nationale belge... Vous savez, Révérend Père, que je donnerai à votre mission et à tous ses membres, qui pourraient appartenir à une autre nationalité, tous les droits, comme je l'ai fait pour Joubert, que j'ai nommé capitaine de l'État Indépendant du Congo. Vos confrères méritent ça, car sous la direction de votre illustre fondateur, S.E. le Cardinal Lavigerie, vous travaillez tous pour le même Dieu Tout-Puissant. Qu'Il vous garde tous et bénisse vos uvres " ! A la fin de l'audience, le Roi parla encore un moment avec André Mwange et il fut tout étonné de ses talents. Le Roi termina la longue audience en disant : " En travaillant ainsi S.E. le Cardinal agit au mieux pour le bonheur des esclaves. Encore tous mes remerciements à Son Éminence et, à vous tous, Révérends Pères et à vous cher Docteur : bon voyage et au revoir s'il plait à Dieu ".
Les adieux à Woluwe-St-LambertLes partants se consacrent au Sacré-Cur, le 30 Juin 1891, au matin dans la chapelle du séminaire de Missionnaires d'Afrique à Woluwe-Saint-Lambert. Le soir, ils y célébrèrent leurs adieux dans la chapelle. Après le salut de 18h, présidé par le pro-vicaire Marques, Monsieur De Neus, Doyen de Zaventem, prend la parole. Il est très ému, ce qui fait pénétrer encore davantage ses paroles. Il estime un grand honneur, dit il, de pouvoir prendre la parole à ce moment et même plus heureux que lorsqu'il a célébrée une messe d'action de grâce au milieu des missionnaires en honneur des premiers martyrs de l'Ouganda. Après un impressionnant adieu aux partants, le Doyen s'adresse aux jeunes étudiants du séminaire pour les exhorter à persévérer. Immédiatement après cette allocution commence la cérémonie du baisement des pieds, pendant que la chorale entonne le chant d'adieu.
Le mercredi, 1er juillet, le pro-vicaire Marques et ses confrères prennent le train à la gare du Midi à Bruxelles, pour se rendre Paris. Le lendemain, ils se rendent à la basilique de Montmartre pour dire la messe. A 11h, ils sont de nouveau à la gare pour commencer un voyage de neuf heures vers Marseille. La fin n'est pas sans émotion, car leur train entre en collision frontale avec un autre train à Marseille. Ils sont projetés les uns sur les autres et trois ou quatre carreaux du compartiment sont cassés... Mais le mal s'arrête là. A Marseille ils sont reçus chez Madame Grandval qui les accueille avec la plus grande hospitalité dans sa maison appelée " Béthanie ". C'est chez elle que tous les missionnaires catholiques logent en attendant de pouvoir s'embarquer.
Les adieux à Maison-CarréeLe 4 juillet 1891, le pro-vicaire Marques et ses confrères s'embarquent sur le vapeur " Maréchal Bugeaud " pour se rendre à Maison-Carrée. Ils débarquèrent l'après-midi du dimanche 5 juillet à Alger et se rendent à la basilique de Notre-Dame d'Afrique, où se déroulent les cérémonies d'adieu à 17h. Malgré ses souffrances, le Cardinal Lavigerie veut présider en personne cette fête de famille. Il entre en s'appuyant sur deux élèves de Saint-Eugène, anciens étudiants de l'école apostolique de Wolowe-Saint-Lambert. Il prent place sur le trône pontifical. Bien que les fidèles d'Alger n'aient été avertis qu'au dernier moment, une foule considérable s'est réunie dans la basilique. Le Chapitre métropolitain et le clergé d'Alger sont représentés par plusieurs membres qui occupent les stalles du chur avec les élèves du grand et petit séminaire. La Société des Missionnaires d'Afrique est représentée par Mgr Livinhac (1946-1922), Supérieur général, et Mgr Toulotte (1852-1907), ainsi que par plusieurs Pères, soixante-trois novices et les élèves de l'école apostolique avec leur fanfare.
Après le chant des vêpres, le Cardinal prononce, assis sur son trône, une allocution émue : " Frères, je deviens vieux. Ma faible voix est à peine capable de pénétrer jusqu'au fond de l'église. Je suis déjà fort loin en route pour l'éternité. C'est peut-être la dernière fois que je vous adresse la parole... Mais aujourd'hui que mes enfants de la catholique Belgique, qui partent vers le lointain Congo, viennent offrir à leur Père qui est devenu vieux, un dernier adieu et implorer sa bénédiction, je ne peux manquer de satisfaire à leurs désirs dans ce sanctuaire de la Vierge africaine. " Nos Pères Blancs - c'est ainsi que le langage populaire les a appelés - et ce jeune nègre, un des premiers chrétiens du Haut-Congo belge, commencent encore cette semaine, le long voyage dangereux qui doit les mener dans leur chère mission. Ils vont jusqu'au fond de l'Afrique Centrale et ils connaissent les dangers qui les entourent. C'est pour cela qu'ils mettent ici, en ce sanctuaire, leur voyage sous la puissante protection de Notre-Dame d'Afrique. Elle était déjà leur mère, mais elle l'est encore devenue une fois de plus, maintenant que le Saint-Père Léon XIII, à la demande de la catholique Belgique, a mis le pays du Congo sous sa protection. Et nous, Frères, nous ne sommes pas tous appelés par Dieu pour les accompagner, mais nos bénédictions, nos prières resteront avec eux. S'il m'était donné d'aller les servir en ces pays lointains, je m'estimerais heureux ; au moins j'aurai voulu me jeter à ces pieds, qui iront porter la lumière du Saint Évangile à ces peuples, qui sont encore plongés dans les obscurités du paganisme ( ). Vous frères, vous allez le faire, vous allez vous agenouiller à leurs pieds pour leur donner un dernier baiser d'adieu ... Et moi... ".
Le Cardinal, les larmes aux yeux, n'arrive plus à ajouter un mot. Puis, un à un, les missionnaires partants vont près de lui. Il les embrasse et leur donne sa bénédiction. Ensuite ils prennent place sur les marches du maître-autel et tout le clergé vient alors leur baiser les pieds, Mgr Dusserre, archevêque coadjuteur, et Mgr Livinhac en tête. Les élèves de Saint-Eugène et les nombreux fidèles suivent. Pendant la cérémonie l'assemblé entonne le " Chant du départ " de Gounod. Le Cardinal est tellement ému qu'il quitte la basilique.
La dixième caravane en 1891.
La caravane, sous la conduite du pro-vicaire Marques quitte Alger, le jeudi 9 juillet 1891 à bord du " Eugène Peyreire " après avoir reçu une dernière bénédiction de Mgr Livinhac. Elle arrive à Marseille le lendemain à 4h. Elle s'embarque à Marseille 12 juillet sur le " Rio Grande ", un solide voilier-vapeur à trois mâts, après un dernier adieu à Notre-Dame de la Garde. Leur bateau passe par Port Saïd (17 juillet) et Aden (23 juillet) et arrive à Zanzibar le 1er août. Elle quitte Zanzibar le 24 août sur un petit bateau vers 13h30 pour se rendre à Bagamoyo sur le continent. Vers 17h30, elle arrive près de la côte. Le pro-vicaire Marques et le Père Dupont, ainsi que le Frère Alphonse, prennent alors place dans une petite barque pour se rendre à la côte malgré un vent persistant. A une cinquantaine de mètres de la plage leur barque heurte un banc de sable et se désintègre. Les trois voyageurs se trouvent dans l'eau et gagnent finalement la rive, complètement mouillés. Les autres membres de la caravane restent bloqués sur le bateau car il n'y a pas d'autre barque. Finalement, en pleine nuit, quand l'eau se retire à marée basse, ils quittent eux aussi le navire, qui s'est déjà complètement couché sur le côté. Ils gagnent la côte en pataugeant dans l'eau. L'employé d'un magasin allemand les conduit à la Mission des Pères du Saint-Esprit où ils sont bien accueillis, malgré l'heure tardive de minuit.
Environ dix jours plus tard, la caravane se met en route vers l'intérieur à partir de Bagamoyo. Elle arrive à Tabora après 77 jours de marche. Ils peuvent loger à Kipalapala, un poste dont le roitelet Sike a chassé les missionnaires, mais que les autorités allemandes réservent maintenant aux caravanes de missionnaires de passage, C'est le 16 novembre 1891. Pendant deux mois, la caravane attend l'arrivée d'une grosse partie de ses bagages ayant suivi un autre chemin. Beaucoup a été volé, entre autres le vin de messe, une caisse-chapelle et deux caisses de médicaments. La caravane arrive finalement à Karema, sur les bords du lac Tanganyika, le 16 février 1892.
Deux jours plus tard, le 18 février, le pro-vicaire Marques écrit au Père Procureur des Missionnaires d'Afrique à Mechelen : " Nous passions l'Uhehe, juste après que les Wahehe avaient battu l'armée allemande ou plutôt exterminée. Nous avions peur que cette victoire n'excite un nouveau désir de massacre dans le coeur de ces voleurs de grand chemin et que les routes deviendraient ainsi très dangereuses. Mais voilà ! Nous n'avons pas vu l'ennemi ! Dieu soit loué ! Il rendit notre voyage prospère et calme. Aucun de nos confrères n'est mort. Nous avons seulement souffert parfois des fièvres et un seul de nos porteurs est mort en route. Quelle différence avec les caravanes précédentes... ".
La caravane traverse le lac Tanganyika et arrive le 22 février 1892 à Mpala. Durant la traversée elle est accompagné de Mgr Lechaptois (1852-1917), Vicaire apostolique du Tanganyika. Celui-ci a tenu à l'accompagner afin de pouvoir installer officiellement le nouveau pro-vicaire du Haut-Congo.
A Mpala, le pro-vicaire Marques doit répartir son personnel en tenant compte des décès et des nouveaux arrivés. Lui-même avec le Père Engels et le Frère Franciscus, va à Kibanga ; le Père De Beerst et le Frère Arcadius restent à Mpala ; et le Père Roelens, le Père Herrebaut (1862-1902) et le Frère Stephanus se rendent au Marungu, où ils sont protégés par le Capitaine Joubert (1842-1927). Ils donneront le nom du Prince Baudouin à leur fondation.
De Mpala, le pro-vicaire et ses compagnons continuent leur voyage sur le lac, vers le nord en direction d'Albertville, où ils saluent le Capitaine Joubert au passage. Puis, cinq jours plus tard, ils arrivent à Kibanga. Les Pères Moinet (1849-1908) et Herrebaut s'y trouvent en ce moment. C'est le 12 mars 1892, juste huit mois après le départ de Marseille!
A Kibanga, Marques est installé officiellement dans sa fonction de pro-vicaire par Mgr Lechaptois. Il n'exercé cette fonction que durant cinq mois. Toutefois quelques faits importants ont marqué cette période. Signalons en particulier la visite du Commandant Jacques (le futur Général Jacques de la guerre 1914-18) et du Lieutenant Docquier accompagné de cinquante soldats, le 22 mars 1892. Cette visite inspirera une crainte salutaire aux Wangwana ; elle leur fera renoncer pour quelque temps à leurs incursions. Malgré cela la région est loin d'être pacifiée. Le 5 avril 1892, quelques jours après, A. Vrithoff est tué lors de l'assaut du boma de Kalonda, près d'Albertville. L'isolement relatif de cette région frontalière est un élément important. Le Père Herrebaut en parle dans une lettre à sa famille : " Les Pères Blancs, Pères et Frères et les Soeurs forment en ces années le gros de la population blanche et prennent ainsi tranquillement sur eux - plus qu'ailleurs dans le pays - toute une série de tâches d'organisation. De là naît très clairement l'image de la Mission qui envoie au royaume des fables l'image des missionnaires qui ne font que baptiser et tracer des signes de croix ".
A Kibanga, le pro-vicaire Marques manifeste son goût pour l'ornementation et son savoir-faire en organisant, avec un vrai talent inventif, une procession du Saint-Sacrement à la mission. Il veut frapper les gens par les beautés de la religion et il y réussit d'après ses confrères. A la fin de mai 1892, il annonce à ses confrères sa décision de consacrer son Provicariat à la Vierge Marie, que le Pape, par un Décret, vient de déclarer " Reine du Congo ". Il s'occupe personnellement de la construction d'une chapelle en l'honneur de Marie en vue de cette consécration prévue pour le 15 août. Il en fait même l'annonce à sa famille.
Sa mortA la grande surprise de ses confrères, le pro-vicaire Marques meurt avant le 15 août. Rien ne fait prévoir une mort aussi précoce. Au cours du voyage il a été moins éprouvé que ses confrères. Il est toujours joyeux et gai, très serviable envers tous. Il s'efforce de soulager les peines des autres. Le secrétaire du journal de de Kibanga note que le pro-vicaire est " un jeune supérieur, plein de force, de talents et de vertus ".
Le matin du 27 juillet 1891, deuxième anniversaire de sa première messe, il sent quelques frissons de fièvre. " J'ai un peu de fièvre, dit-il au Père Engels après la méditation, mais je veux quand même dire la Messe ". Une heure plus tard il est au déjeuner, mais vers 9h il retourne au lit. A l'époque la fièvre est un mal fréquent et même quotidien ; on ne s'en inquiète pas trop. Grâce aux médicaments qu'il a pris, il va un peu mieux. Mais, à midi, il appelle son confrère qui constate les caractéristiques de la fièvre hématurique. Il demande immédiatement l'eucharistie et le sacrement des malades. " Ne croyez pas, dit-il, que j'ai peur de mourir, mais la maladie que Dieu m'envoie est mortelle, et je veux prendre mes précautions à temps ". Et il ajouta : " Ce matin, en célébrant la Messe, j'ai eu l'idée de la célébrer en préparation de la mort. Epuisé par les vomissements, il se sent fort fatigué. En plus il a mal à l'estomac ".
La maladie suivra son cours pendant huit jours. Ses confrères espérèrent qu'il surmontera la crise grâce à sa forte constitution. Mais un autre mal vient compromettre sa santé. Une tumeur se développe le 9 août sur sa joue droite et s'étend à la gorge et aux gencives. Du sang noir en sort et son haleine a une odeur fétide. Il ne peut plus manger. Ses confrères essaient de vaincre le mal, mais ce fut en vain. Les deux derniers jours ses souffrances sont atroces.
La veille de sa mort, le Père Engels (1858-1937) lui donne l'absolution et prie près de son lit les prières pour une indulgence plénière à l'heure de la mort. Le pro-vicaire lui donne plusieurs fois la main pour témoigner sa gratitude, car il ne peut plus parler. La dernière nuit, le Frère Etienne et le Frère Franciscus veillent près de son lit. Le jour de sa mort, il a perdu connaissance. Il semble profondément endormi. Tout espoir est perdu. Il meurt le 11 août 1891, vers 11h ¼ du matin à l'âge de 29 ans. Les confrères revêtent le corps du défunt d'ornements sacerdotaux et le portent à l'église du poste pour l'exposer aux gens. Les chrétiens viennent prier tout le reste de la journée jusqu'au soir. La messe des funérailles est célébrée le lendemain matin à 7h. Après les funérailles, le cercueil est transporté au cimetière de Kibanga à peu de distance du lac Tanganyika. Il est enterré à côté de Mgr Léonce Bridoux, Vicaire apostolique du Tanganyika et du Père Amaat Vyncke. La question se pose si sa mort a été aggravée par ses occupations sans nombre. Personne de son poste n'a pu le dire. Quelques jours avant sa mort, il avait reçu le message, qu'il serait bientôt élevé à la dignité épiscopale.
La nouvelle de la mort du pro-vicaire a mis beaucoup de temps pour arriver en Europe et à Maison-Carrée (Alger) à cause des Arabes et des Wangwana qui rendaient les communications difficiles. Jusqu'en février 1893, personne n'en est au courant. Ceci explique pourquoi la Congrégation de la Propagation de la Foi confirme encore la nomination du Père Marques comme pro-vicaire, le 5 décembre 1892, soit quatre mois après sa mort. Le Père Malfreyt (1851-1919), supérieur de Mechelen, n'en sait rien jusqu'au 23 février 1893. Mais le lendemain, il écrira à la famille Marques : " J'apprends à l'instant une bien pénible nouvelle... Une lettre du 31 janvier 1893 annonce que cet excellent et zélé missionnaire a été emporté par un accès de fièvre bilieuse ". Le 27 février, le Père Malfreyt explique ce retard par les difficultés de communication entre Kibanga et Mpala.
En apprenant la nouvelle, Mgr Lechaptois, Vicaire Apostolique du Tanganyika, écrit : " J'ai pleuré et je pleure encore celui qui devait être mon bras droit en attendant qu'il assume sur sa tête toute la responsabilité du Vicariat Apostolique du Haut-Congo. Sa mort a été celle d'un saint et il ne pouvait pas en être autrement, car il était bien difficile de trouver une âme plus pure et plus belle ( ). C'était avec une grande joie que j'étais allé l'installer au mois de mars, dans sa charge et à son poste de Kibanga. Je me souviens encore de ses entretiens édifiants, de ses projets de zèle et de dévouement, qu'il m'exposait avec son abandon et sa simplicité ordinaires... ".
Une messe solennelle de Requiem est célébrée le 6 mars 1893 à Torhout, son lieu natal et toute la population y assiste. Sa mère y est ainsi que sa soeur, ses frères et d'autres membres de la famille. Plus de 700 personnes sont présentes. Les Missionnaires d'Afrique sont représentés par le Père Félix Malfreyt et le Père Séverin Stuer (1957-1905). La maison de Lille est représentée par le Père Pierre Ragnet, mort en 1940. Le Doyen Stroom, assisté par le clergé local et d'anciens compagnons de cours du pro-vicaire, préside l'eucharistie, rehaussée par le chant de deux cents étudiants de l'Institut Saint-Joseph de Torhout. Après l'évangile, l'Abbé Dupan, curé de Rollegem-Capelle, prononce l'oraison funèbre. Il a connu le jeune Marques comme élève au petit séminaire de Roeselare et plus tard sa famille comme vicaire à Torhout. L'émotion est grande quand le prédicateur rappelle qu'il a prêché, à peine dix-huit mois plus tôt lors de la première messe solennelle du Père Marques dans la même église. Lors de la cérémonie, tous les présents reçoivent une image-souvenir avec un texte composé en honneur du défunt par l'abbé Guido Gezelle (1830-1899), poète flamand :
Wie zal den Africaanschen leeuw bedaren,
die ruischt en zoekt wien hij verslinden zal ?
Wie telt ze, die daarheen om God gevaren,
te vroeg eilaas, hun grafstee vonden al ?Ontzoonde Weduwvrouwe, uwe oogen leken,
en 't is te scherp het hertzeer, dat u kwelt ;
maar, daar men menschenhandelt, in die streken,
is't menschenlevens, dat de vrijheid geldt !Voor één die viel, zoo zie'k, in 't land der slaven,
er duizenden, hun ketens afgedaan
en kerstenen gedoopt, die naar de graven
waarop heel Vlaand'ren weent, in beevaart gaan.Vertroost u, Moeder, God en vroeg voor nieten
den diersten schat uws herten u niet ; want,
hoe meer gij gaaft, hoe meer gij zult genieten,
verheugd eens, naast uw kind, in 't vrije Land !Quand le Roi Leopold II apprend la mort du pro-vicaire, il fait envoyer le 9 mars 1893 une lettre à Madame Veuve Marques par le Grand Maréchal de la Cour, Mr d'Oultremont : " Je suis chargé par le Roi de vous offrir ses profondes condoléances, ainsi que l'expression de sa douloureuse sympathie à l'occasion du décès à Kibanga de votre regretté fils le Père Leo Marques, pro-vicaire du Haut-Congo (...). C'est avec un bien vif regret que Sa Majesté a appris la mort du jeune apôtre de notre foi que Dieu a si prématurément rappelé à Lui. Le Roi s'associe à votre deuil et Sa Majesté prend une bien grande part à votre affliction ".
Le poste de Kibanga sera fermé en juillet 1893. La région était trop insalubre et les esclavagistes rendaient le pays dangereux. Les restes des confrères enterrés à Kibanga seront transférés à la Mission de Mpala. Le 11 mars 1893, la direction du pro-vicariat du Haut-Congo sera confiée au Père Victor Roelens. Il deviendra Vicaire apostolique le 30 mars 1895 et il sera ordonné évêque à Mechelen le 10 mai 1896.
P. Jacques Casier, M.Afr. (1921-1998)
CASIER J., " Père Leo Marques (1863-1892) : pro-vicaire du Haut-Congo ", in Souvenirs Historiques (N° 074-076), Nuntiuncula, Bruxelles, Janvier - Mars 1993. Texte révisé le 26 décembre 2007 par le P. Stefaan Minnaert, M.Afr.
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