LE ROYAUME CHRÉTIEN DE MPALA
1887 - 1893

 

Mgr Lavigerie, inspiré par la conversion de l'Empereur Constantin (280-337), et du Roi Clovis (465-511), pensait à la possibilité de fonder un royaume chrétien en Afrique équatoriale et cela pour deux raisons : arrêter les guerres tribales et assurer l'enracinement du christianisme dans la population locale. Il voulait confier le gouvernement d'un tel royaume à " un prince noir " converti, ou éventuellement aux Chevaliers de Malte.

En 1885, le transfert des stations de l'Association Internationale Africaine aux Missionnaires d'Afrique (Pères Blancs) par le Roi Léopold II (1835-1909) mit la question sur la table d'une manière concrète. Mgr Lavigerie écrivait au Père Léonce Bridoux (1852-1890) que " ce serait le moment d'essayer un Royaume Chrétien " au Congo.

Le poste de Mpala

En 1882, l'Association Internationale Africaine (A.I.A.), organisée par Léopold II, avait établi, deux stations militaires sur les bords du Lac Tanganyika : l'une à Karema et l'autre à Mpala aux bords du lac du lac Tanganyika, pour défendre ses explorateurs et ses nationaux, ainsi que la population environnante contre les esclavagistes. Le fondateur de Mpala était le Capitaine Storms (1846-1918). Il avait conçu sa station comme un point d'appui militaire ce qui donnait à l'ensemble l'aspect d'une forteresse ou d'un château fort. Des son arrivée, il avait dû combattre des esclavagistes et une nuit, ce fut à grande peine qu'il réussît à éteindre lui-même un incendie allumé par les attaquants et qui menaçait la poudrière.

Après la Conférence Internationale de Berlin (novembre 1884 - février 1885) le Roi Léopold décida de porter son principal effort de colonisation sur le Bas-Congo. Il demanda alors à Mgr Lavigerie de bien vouloir remplacer par des missionnaires les agents qu'il retirait des deux stations du lac Tanganyika. C'est ainsi que les Pères Isaac Moinet (1849-1908) et Auguste Moncet (1849-1889), tous deux Français, arrivèrent à Mpala le 5 juillet 1885. Le commandant Storms en se retirant laissait aux missionnaires le fort, les armes, la poudre, un bateau à voile et une garnison de soldats (askaris) payés pour six mois. Les Pères amenaient avec eux cinq ménages, dont un seul était chrétien.

Mpala n'était pas le premier poste des Missionnaires d'Afrique dans cette région. Le 28 novembre 1880, ils avaient commencé par s'installer à Mulweba, dans le secteur d'Uvira, mais ils se virent obligé d'abandonner cette mission à cause des attaques des esclavagistes en 1883. Ils se fixèrent alors le 11 juin 1883 à Kibanga sur la presqu'île de l'Ubwari, mais ce poste dut être fermé en 1892, à cause d'une grande mortalité parmi la population. Entre-temps, le 12 septembre 1883, ils avaient fondé Kapakwe (Mkapakwa) sen bordure du Tanganyika, au pied des Marungu. Ils quittèrent cet endroit en 1885 pour aller habiter à Mpala.
Mpala est ainsi le plus ancien poste du Congo, fondé par les Missionnaires d'Afrique et qui est toujours une paroisse. Le ministère y est maintenant assuré par un prêtre diocésain du diocèse de Kalemie-Kirungu.

Les Missionnaires d'Afrique à Mpala

Les Pères Isaac Moinet et Auguste Moncet prirent la succession du Capitaine Storms sans enthousiasme. Un certain nombre de chefs, neuf en tout, avaient jusqu'alors fait acte de soumission au Capitaine, ce qui lui avait donné la responsabilité d'un territoire s'étendant sur une centaine de kilomètres le long du lac Tanganyika et vingt à trente vers l'intérieur. Ce lien de soumission impliquait une onéreuse réciprocité. Il fallait assurer la sécurité extérieure et arbitrer les nombreux conflits. En prenant la succession du Capitaine Storms les missionnaires héritèrent d'une situation de fait et se devaient de continuer à protéger la population. Un drapeau à croix rouge sur fond blanc était planté dans chaque village, dont le chef accepta d'appartenir au " territoire de Mpala ".

Le problème le plus compromettant était pour les missionnaires le caractère militaire de leur présence. De fait, déjà en octobre 1886, ils furent obligés de prendre sur eux la responsabilité d'une expédition militaire contre un chef rebelle. Le supérieur, avec l'autorisation du Vicaire Apostolique désigné, rassembla 400 hommes sans encadrement valable, et les envoya en campagne. Celle-ci se déroula comme de coutume, y compris l'incendie de villages et la prise d'esclaves. Ce n'était guère un témoignage chrétien. " Ce ne peut être le travail d'un missionnaire, parce que nécessairement, il y aura à se battre de temps à autre " avait écrit le Père Isaac Moinet déjà en 1885.

L'appel au Capitaine Joubert (1842-1927)



Le Capitaine Joubert (1842-1927)

Mgr Lavigerie écrivait le 24 janvier 1886 : " Nos Pères ont trouvé là un petit royaume. C'est là que M. Joubert pourrait encore rendre service. S'il veut le titre de roi, nous le lui donnerons, car il n'est pas possible de laisser les Pères continuer ce que M. Storms a commencé... Où est le Capitaine Joubert " ?

Le Capitaine Joubert avait quitté l'Afrique avec l'auxiliaire Visser en 1885 et le Chapitre de la même année avait décidé de ne plus engager des auxiliaires armés. Mais déjà le 20 août 1885 le Père Isaac Moinet avait proposé au Père Léonce Bridoux, alors Supérieur Général, de réengager le Capitaine Joubert. Quand cette lettre arriva à Alger quelques 3 mois plus tard, on y avait déjà reçu une lettre du Capitaine lui-même, datée du 10 novembre 1885, offrant de nouveau ses services. Après avoir reçu l'invitation du Cardinal de fin Janvier 1886, il marqua son accord par sa lettre du 20 février.

IMgr  Charbonnierl s'embarqua à Marseille le 9 mai 1886, arriva à Zanzibar le 14 juin, atteignit Tabora après une marche en caravane de 57 jours, le 18 septembre et arriva à Karema le 22 novembre. Comme la situation sur place était incertaine, le Vicaire Apostolique, Mgr Charbonnier (1842-1888), le garda près de lui pour protéger la mission contre les attaques des esclavagistes. Le Capitaine put finalement traverser le lac et il arriva à Mpala le 20 mars 1887. Mgr. Charbonnier l'installa comme chef civil et militaire de la région de Mpala où il y avait environ 20.000 habitants dans un rayon de trois journées de marche. " Bwana Mupitani " était à la fois chef militaire, juge, magistrat et officier des travaux publics. Pour assurer l'ordre le Père Isaac Moinet avait constitué un corps de police sous le commandement de Kansabala, un " Rouga-rouga " (guerrier, soldat) à la fois pondéré et énergique, qui dans un premier temps avait combattu le Capitaine Storms.

Le Capitaine Joubert se chargea de faire régner l'ordre et la justice à l'aide de ces hommes dans la mesure de ses possibilités. Déjà en mars 1887, à peine arrivé, il eut à s'opposer aux agissements de Rumaliza (v. 1850- ?) vers le nord du lac et la vallée de la Ruzizi. En outre des bandes armées se formaient régulièrement le long de la côte est du Tanganyika, pour chasser des esclaves dans le Marungu. Un métis Muhamadi (aussi dénommé Mohamadi ou Mwenyi Amadi) débarquait en 1887 avec cinq pirogues à Katele, 40 km au sud de Mpala. En passant chez Katambwa, un chef soumis, il lui prit deux hommes, tua deux autres, pilla et incendia son village et arracha le drapeau. Katambwa vint chercher de l'aide à Mpala et le Capitaine Joubert s'empara de trois pirogues de Muhumadi afin de pouvoir traiter avec lui lorsqu'il reviendrait de son expédition vers l'Urua.

Mais trois mois plus tard, l'esclavagiste revint avec une centaine d'esclaves et 4 à 500 kilos d'ivoire. En passant de nouveau chez Katambwa, il prit encore onze hommes et incendia de nouveau son village. Ne pouvant le laisser faire sans perdre la face, le Capitaine Joubert, partit en campagne le 6 août 1887 avec 30 soldats armés de fusils. Il surprit Muhamadi et réclama la restitution de ce qu'il avait volé. Suite à son refusa, un combat s'engagea le 11 août au village de Mogabe. Ce combat risqua de tourner mal pour le Capitaine Joubert et sa petite escorte. Encerclés par les soldats de l'esclavagiste, ils durent se retirer derrière un retranchement. L'attaque dura bien une demi-heure. Les soldats de Muhamadi laissèrent trois morts et six blessés sur le terrain. Un seul avait été blessé parmi les hommes de Joubert.



La Mission de Mpala aux bords du lac Tanganyika

En rentrant à Mpala le 14 août 1887, le Capitaine Joubert concluait son rapport dans son journal : " J'ajouterai un seul mot : si l'on se charge de protéger réellement ces gens qui nous entourent et nous reconnaissent comme leurs chefs, il faut en prendre les moyens, surtout dans les cas où ils sont massacrés et pillés d'une façon si indigne. D'ailleurs, s'il n'y avait point de répressions des bandes semblables, sûres de leur impunité, feraient journellement la chasse à l'esclave autour de nous. Tandis que si on les effraye, s'il y a danger pour les rouga-rouga, ils y regarderont à deux fois, avant de s'engager dans une semblable expédition ".

En novembre de cette même année 1887, Joubert eut à intervenir de nouveau militairement, cette fois-ci contre Rutuku, qui avait déjà été battu par les orphelins de Mpala en 1885. Il était revenu à l'attaque, mais il fut forcé à rebrousser chemin, parce qu'il trouva tout le monde prêt pour le recevoir. Une troisième attaque n'eut pas plus de succès. Tout cela obligea Joubert à organiser de nombreuses expéditions pour intervenir au bon moment.

Une bande de 80 esclavagistes lança une nouvelle attaque en 1888. Joubert parvint à les chasser et ils laissèrent huit hommes sur le terrain.
L'intransigeance du Capitaine Joubert vis-à-vis des bandes esclavagistes finit par lui attirer l'opposition de la part de quelques missionnaires qui craignaient une vengeance des esclavagistes contre la " mission ". Le principal opposant du Capitaine était le Père François Coulbois (1851-1920 ).


P. Théophile Dromaux (1849-1909), P. François Coulbois (1851-1920 ),
P. Henri Delaunay (1849-1885) à Kibanga

A la mort de Mgr. Charbonnier le 16 mars 1888, celui-ci, devint Pro-Vicaire du Haut-Congo, et ainsi le seul responsable des deux circonscriptions ecclésiastiques confiées à la Société en Afrique Centrale. Il n'admettait pas que le Capitaine Joubert exerce l'administration temporelle et il imposa des décisions fort restrictives à Mpala. C'était la liquidation. Joubert se conforma provisoirement à ces directives mais fit appel à Mgr Lavigerie de qui il avait reçu personnellement ses instructions. Il avertit le Pro-Vicaire Coulbois de sa démarche et ce dernier fit également appel à l'arbitrage du Cardinal.

La réponse de Mgr Lavigerie est datée du 12 octobre 1888 et contenait des instructions divisées en cinq points. Nous relevons ici les points qui nous intéressent directement :
" Les missionnaires... ne doivent jamais, ni directement, ni indirectement entrer dans les affaires militaires des chefs, soit européens soit indigènes, qui se trouveraient auprès d'eux, même pour protéger la mission (...).
Le Chef Militaire ne doit avoir avec les missionnaires aucun rapport suivi quelconque, qui puisse faire confondre sa mission avec la leur. Il doit en conséquence avoir une habitation tout à fait distincte et assez éloignée, par exemple 1 ou même 2 kilomètres, pour qu'aucune confusion ne soit possible. Il n'a non plus aucun ordre à recevoir de ceux-ci, pour ce qui concerne ses fonctions... "

C'était clair et net, Mgr Lavigerie soutenait la position du Capitaine Joubert. Lorsque Mgr Bridoux, le nouveau vicaire Apostolique, arriva en janvier 1889, il annula les dispositions du Pro-Vicaire Coulbois au sujet de Mpala. Tout en rappelant l'autonomie du Capitaine comme chef civil et militaire, il insista sur la limitation des opérations guerrières " aux nécessités strictement défensives ".


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Mgr Bridoux (1852-1890)

Pour se conformer aux directives reçues le Capitaine Joubert alla d'abord s'établir à quelques kilomètres du poste et en 1890 beaucoup plus loin, à St Louis de Murumbi. Toutefois cette séparation matérielle n'impressionna pas Rumaliza, qui fit savoir qu'il savait bien que les missionnaires et Joubert, c'était tout un.

La situation devint dramatique à Mpala en Janvier 1889 quand le centre de l'Afrique fut isolé du reste du monde, par suite de révolte de Bushere contre les Allemands à Bagamoyo, On demeura sans nouvelles de Joubert et des missionnaires jusqu'à la fin de l' année. Ce furent des mois terribles sur les bords du lac, car les razzias n'avaient jamais été aussi nombreuses, ni aussi meurtrières. Mpala était entouré de postes ennemis et Rumaliza reçut des renforts.

Mgr Lavigerie, aussi bien que Léopold II, étaient conscients de l'urgence des secours à envoyer, mais pour des motifs différents. Mgr Lavigerie voulait renforcer la position du Capitaine Joubert dans sa lutte contre les esclavagistes et le Roi Léopold II voulait assurer ses frontières face aux Anglais. L'expédition de secours fut confiée au Capitaine Jacques (1858-1928) et trois autres européens.

Baron Francis DhanisIls quittèrent la Belgique en mai 1891, arrivèrent à Zanzibar en juin et à Karema le 16 octobre. Le Capitaine Jacques passa le lac et rencontra Joubert le 30 octobre 1891. Il lui remit ses papiers de naturalisation congolaise et un brevet d'officier de la Force Publique. En partant le Capitaine Jacques laissa près de Joubert, le jeune volontaire Alexis Vrithoff (1867-1892) de Namur pour l'assister. Ce dernier sera tué le 5 avril 1892 lors d'une attaque au nord de la Lukuga. Ce n'est qu'en 1893 que les esclavagistes furent définitivement éliminés par l'expédition du Baron Francis Dhanis (1861-1909) et que tout danger avait disparu.

De 1886 jusqu'à 1893, Mgr Lavigerie a toujours appuyé le " Royaume Chrétien " de Mpala. De fait, il a tranché le litige entre le Pro-Vicaire Coulbois et le Capitaine Joubert nettement en faveur de l'autorité laïque, tout en préparant l'absorption du royaume de Mpala par l'Etat Indépendant du Congo du Roi Léopold II.


P. Jacques Casier, M.Afr. (1921-1998 )

CASIER J., " Le royaume chrétien de Mpala : 1887 - 1893 ", in Souvenirs Historiques ((N° 013), Nuntiuncula, Bruxelles, 1987. Texte révisé le 2 décembre 2007 par le P. Stefaan Minnaert, M.Afr.