Voix d'Afrique N°100. In English


Vue sur le temps qui passe
Quand il ne reste que l’amour


Quand les mains deviennent inutiles...

Quand nous visitons nos proches dans une maison de vieux (pour personnes âgées dépendantes), nous voyons parfois des gens qui se demandent : « À quoi bon vivre ? » Il y a là en effet des personnes qui nous sont chères et qui ont perdu la mémoire. Elles ne savent plus où elles sont, où elles vont, ce qu’elles ont à faire. Elles marchent sans cesse sans but. C’est une existence qu’on serait tenté de qualifier d’irréelle : ils errent dans les couloirs comme dans un monde nocturne de rêve décousu. On peut penser qu’ils attendent seulement que ce soit fini car les journées sont longues. Cette existence a-t-elle un sens? Une consistance ? Un but ?

Les médecins prolongent la vie des gens, ils font, par exemple, des merveilles en cardiologie, ils pratiquent des prothèses de la hanche ou du genou, ils savent limiter les dégâts d’un A.V.C. La moyenne d’âge a considérablement augmenté dans nos sociétés modernes et nous en avons tous profité un jour ou l’autre. Mais à quoi bon prolonger la vie si c’est pour arriver à ces années vides ? On voit ici les limites du progrès concernant la vie humaine. Pendant des années, je n’ai pas cru au purgatoire : est-ce que Dieu se plairait à faire souffrir après leur mort ceux qui sont en instance d’entrer au ciel, dans la plénitude de sa vie? Maintenant, je crois que le purgatoire existe, mais sur cette terre, pour ceux qui ont perdu la mémoire, qui vivent cette existence où l’on ne fait rien, où les journées n’ont plus de sens. Vous m’objecterez que cela n’a pas beaucoup plus de sens, qu’il s’agisse de purgatoire après ou avant la mort, et c’est bien vrai.

Au point de vue humain, on n’en sort donc pas, mais la lumière de la foi nous amène à regarder les choses autrement. C’est le mystère de la vie, un mystère où il nous faut avancer avec précaution, comme celui de la souffrance humaine. Mais il nous est bon de chercher quand même un peu de lumière, car c’est notre vie.

La vie de certains saints (et saintes) nous montre qu’il leur a fallu du temps et une grande foi pour demeurer dans l’accueil de la grâce, pour ne pas se révolter, alors qu’aux yeux des hommes tout ce qui faisait leur vie leur a été enlevé. Je pense en particulier à Jeanne Jugan, la fondatrice des Petites Sœurs des Pauvres qui, 29 ans durant, a été complètement mise sur la touche, déchargée de toute responsabilité dans l’œuvre qu’elle avait fondée. Ceux qui s’en sont emparés l’ont considérée comme n’existant pas.


Son épreuve nous semble profondément injuste de la part de ceux qui l’ont écartée alors qu’elle n’avait rien fait qui mérite cela. C’est la foi qui peut nous faire trouver un sens à cette existence : ne fallait-il pas que Jeanne passe par cette épreuve pour arriver devant Dieu avec les mains vides ?

Tant qu’il travaille pour Dieu, l’apôtre a l’impression qu’il fait quelque chose pour la mission, il y met tout son cœur, et c’est bien normal puisque c’est pour cela qu’il a été envoyé. Pendant ce temps-là, il se présente à Dieu avec, dans les mains, toutes les choses merveilleuses qu’il fait pour Lui. C’est l’œuvre de Dieu qu’il fait, mais c’est aussi la sienne, car il a bien dû y mettre quelque chose de lui-même.

Mais vient ensuite un temps où le Seigneur lui dit : « Il faut quand même que je reprenne mon œuvre en main. » Et pour cela un certain nombre de choses lui sont enlevées, les unes après les autres : la faculté de marcher (paralysie), la faculté de parler et d’entendre (surdité), la mémoire nécessaire pour entreprendre quelque chose, la faculté de décider et de réaliser… Si l’on cherche un sens à cette privation de tout, on pourrait dire : il s’agit pour nous d’arriver devant le Seigneur avec les mains vides, puisqu’il a tout pris. Sans doute nous faut-il du temps pour apprendre à nous présenter devant le Seigneur les mains vides.

Autrefois, on a présenté ainsi la vie chrétienne : il fallait acquérir des mérites, se donner du mal pour Dieu et obtenir la récompense, ainsi que le dit Paul à son disciple Timothée : « Je me suis bien battu, j’ai tenu jusqu’au bout de la course… Je n’ai plus qu’à recevoir la récompense du vainqueur. » (2 Tim 4, 8). L’évangile même nous rappelait l’importance de faire fructifier les talents que nous avons reçus (Mt 25, 14-30). Tout cela est vrai, évidemment, mais il nous faut du temps pour apprendre à accueillir l’instant présent qui nous est donné, comme une grâce pour maintenant.

Dans les béatitudes Jésus nous a dit : « Heureux les pauvres de cœur, le Royaume des cieux est à eux » (Mt 5, 3). D’une certaine façon, Dieu se révèle à nous comme le Dieu pauvre et sans doute nous faut-il accepter de vivre en pauvre puisqu’il nous invite à partager sa vie. Il y a bien des manières de vivre la pauvreté ; il en est une qui nous revient à cause de l’âge et de ses infirmités : il s’agit de nous présenter devant Dieu avec des mains vides, sans nous appuyer sur nos mérites, sur les œuvres que nous avons faites en mission.

Jusqu’ici, nous en sommes à un aspect négatif du mystère : il s’agit de renoncement, de détachement, de faire le vide pour accueillir le don de Dieu. Mais si on en reste là, on n’est pas loin du bouddhisme qui nous donne comme consigne de vie d’éteindre en nous tout ce qui est désir, tout ce qui est passion. N’avons-nous que le nirvana à proposer ? Ce n’est pas le message de l’évangile, car c’est la vie que le Sei-gneur veut pour nous : le Bon Pasteur est venu « pour qu’ils aient la vie en abondance ! » (Jn 10, 10).

Il ne s’agit pas d’anéantir tout ce qu’il y a dans notre cœur mais d’enlever tout ce qui n’est pas l’amour. Le premier commandement reste : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur et ton prochain comme toi même. » Alors reparaît la perspective du jugement sur notre vie et sur tout ce que nous avons fait. Non pas : « As-tu construit ceci ou réalisé cela ? » ; mais « As-tu accueilli l’amour et y as-tu répondu ? »

L’amour, c’est la pépite d’or qui donne de la valeur à tout le reste de notre vie. Je reprendrai ici à ma façon la parabole du trésor caché (Mt 13, 44). Un chercheur d’or trouve une belle pépite qu’il extrait du sol, entourée d’une gangue. Il lui faut d’abord la débarrasser de toute la terre sans valeur qui l’entoure ; après quoi, l’or pourra briller et prendre toute sa valeur aux yeux des hommes. L’histoire de la pépite d’or à laquelle il faut enlever sa gangue pour qu’elle brille prend ici toute sa signification pour ceux qui souffrent de paralysie ou de pertes de mémoire, mais aussi pour ceux qui les accompagnent dans les dernières années de leur vie et qui prennent soin d’eux avec beaucoup d’amour, sachant qu’ils vivent là un moment im-portant de leur existence.

La question est alors de savoir le poids d’amour que nous avons mis dans ce que nous avons fait (ou subi) tout au long de nos années.

Nous aurions peut-être de quoi être effrayés si nous trouvons que ce poids d’amour est fort léger, mais le message de l’évangile est réconfortant : le Seigneur Dieu est patient et il nous fait encore confiance ; il nous croit encore capables de porter un fruit d’amour, cette petite pépite d’or qui donnera sa valeur à tout le reste. Nous n’avions peut-être pas pensé que notre vocation rejoindrait un jour celle du bon larron qui a produit ce fruit de foi et d’amour au moment de mourir en croix à côté du Christ et à qui le paradis a été promis par lui pour le jour même (Lc 23, 43).

Un résident de Billère




Why Live?


When we visit those close to us in a nursing home for old people, we are sometimes asked, “What is the good of living?” In fact, there are people who are dear to us who have lost their memory. They do not know where they are, where they are going, and what they should be doing. They walk up and down aimlessly. It is a surreal way of life. They wander the corridors as if they were sleepwalking. One gets the impression that they are waiting for the end of a long day. Does such an existence have a meaning, coherence, or an objective?

Doctors can prolong the life of people. For example, they do marvellous work in cardiology. They can replace hips and knees and they know how to limit the damage caused by strokes. The average age of people has considerably increased in modern society and we have all benefitted from this from one day to the next. However, why prolong life only to arrive at these last empty years? Here we see the limits of progress concerning human life. For many years, I did not believe in Purgatory for why would God amuse himself by making people suffer after their death when they are on the cusp of entering heaven and to the fullness of life? Now I believe that Purgatory exists but here on earth! It is for those who have lost their memory, who live out life doing nothing, or where days have no meaning anymore. You will object that that does not have much sense either whether it is a question of Purgatory before or after death and that is true enough.

From the human point of view, there is no solution. However, the light of faith can lead us to look at things differently. It is a mystery where we have to proceed with care as with all human suffering. However, it is good to look for a little light because it is our life after all.

The lives of some saints show us that it took them some time and a lot of faith to remain in the state of grace and not to rebel when, in the eyes of people, all that they did in life was reduced to nothing. I think, in particular, of Jeanne Jugan, the founder of the Little Sisters of the Poor who for 29 years was completely marginalised and removed from any responsibility for the work that she had started. Those who took over her work ignored her very existence. Her ordeal seems to us to be extremely unjust on the part of those who had removed her, as she had done nothing to merit such treatment. It is only faith that allows us to give sense to such a life. Was it not necessary that Jeanne experienced such a trial in order to arrive before God with empty hands?


As long as the apostle works for God, he has the impression that he is doing something for the mission. He puts all his heart into it and that is normal because it was for that he was sent. During that time, he gives God all the marvellous things that he has done for Him by his hands. He has carried out God’s work even if there is something of himself in it as well.

However, the time comes when the Lord tells the apostle, “Now is the time when I take back my work.” For this to happen, certain things are taken from him one after another: being able to walk, to speak, to hear. The memory needed to do something, to decide and to carry it out also disappears. If one is to give a sense to all this misery, one could say, “It is a question of arriving before God with empty hands because he has taken everything. No doubt, it will take some time for us to learn to come before God with empty hands.

In the past we presented Christian life in this way: One had to earn merits, sacrifice oneself for God and obtain a reward. As St. Paul said to his disciple Timothy: “I have competed well; I have finished the race; I have kept the faith, from now on the crown of righteousness awaits me (2 Tim: 4, 7-8). The Gospel reminds us to make full use of the talents we have received (Mt: 25, 14-30). All that is true evidently but it needs time to learn to welcome the present moment that is given to us as grace.

In the Beatitudes, Jesus tells us, “Blessed are the poor in spirit for theirs in the kingdom of heaven.” (Mt: 5, 3). In a certain way, God reveals himself to us as the poor God and no doubt, we have to accept to live in poverty since he invites us to share his life. There are many ways of living poverty; there is one way that comes to us because of old age and its infirmities. It is the way of coming before God with empty hands without relying on our merits or on the works that we have done on the mission.

Up to now, we have focussed on the negative aspect of the mystery. It involves abnegation, detachment, emptying oneself in order to receive God’s gift. This is not the message of the Gospel, because life is what God wants for us. The Good Shepherd came “so they might have life in abundance” (Jn: 10, 10). It is not a question of destroying what is in our heart but to rip out all that is not love. The first commandment remains the same: “You shall love the Lord your God with all your heart, and your neighbour as yourself.” Hence the need to mend the perception we have of judging our life and all that we have achieved. It is certainly not, “Did you build this or do that?” but “did you welcome love and did you respond?”

Love is the nugget of gold that gives value to all aspects of our life. Look again at the parable of the Hidden Treasure (Mt: 13, 44). A gold digger finds a beautiful nugget of gold surrounded by a coating of mud. The first thing is to get rid of all the worthless mud so that it can shine and show people its true value. The story of the gold nugget that needs to be cleansed of its coating of mud so that it can shine and show its value takes on an added significance for those who suffer from paralysis or loss of memory. It is also significant for those who accompany them in their last years and who take care of them with so much love. They know that they are living an important moment in their life. The question is to know how much the love that we have put into our lives weighs.

We would be terrified if we found that the weight was too light. However, the message of the Gospel is clear and comforting.

The Lord God is patient and he has confidence in us. He believes that we are still able to produce love’s fruit, this tiny nugget that gives value to everything else. Perhaps we have never thought that our vocation would join that of the Good Thief who produced this fruit of faith and love at the moment of dying on the Cross at the side of Jesus and to whom Paradise was promised that very same day (Lk: 23,43)

A resident of Billère


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