Voix d'Afrique N° 85

Culture

LA KORA DE KEUR MOUSSA

En 1963, début du monastère de Keur Moussa, la kora était loin d’être connue comme elle l’est maintenant. Sur les ondes de Radio-Sénégal, sa belle sonorité se faisait entendre comme “indicatif” des nouvelles, mais les touristes ne la remarquaient pas dans les kiosques et les marchés de la ville.

 

1964... Un jour, un ami, chercheur à l’Institut Francophone d’Afrique Noire (IFAN), nous fit cadeau d’une kora. Frère Luc BayleElle était superbe, avec ses vingt et une cordes en nylon (déjà un “progrès” sur les cordes fragiles faites de fibres d’écorce de baobab). Des anneaux en cuir serrés autour d’un bâton retenaient les cordes qui passaient par un chevalet de bois et se fixaient au bas d’une demi-calebasse recouverte d’une peau de vache. Mais cette kora resta plusieurs mois à attendre le maître qui saurait la faire parler...

Le Concile achevait ses travaux. Il invitait, entre autres, les missionnaires à tenir compte des cultures locales. La kora mandingue, autant que les balafons et les tam-tams, faisait partie de ces valeurs africaines que l’on mettait en relief, et qui sans doute pouvaient être “adaptées” à la liturgie qui se rénovait en Afrique comme ailleurs.

Jusqu’ici la kora avait soutenu la voix des griots mandingues au service des conquérants de l’Islam. Née au cœur de l’empire mandingue, au Mali, elle s’était répandue jusqu’aux limites des conquêtes et des relations commerciales de cette ethnie très islamisée. Mais elle restait toujours dans l’espace resserré des griots mandingues, seuls détenteurs de ses secrets de fabrication et de son jeu.

Un abbé sénégalais, à qui je parlais de l’utilisation possible de la kora pour la prière, me mit en relation avec deux griots mandingues de passage dans la région. Ils acceptèrent, pour un bon prix, de venir passer quelques week-ends au monastère pour y faire parler notre kora muette ... Après de longues heures où les vingt et une cordes s’ajustèrent à la bonne place, moyennant salive, jus de citron et astuces géniales et expertes de nos deux amis, la kora se mit effectivement à chanter, remplissant nos cloîtres de mélopées tout à fait nouvelles pour nos oreilles “grégoriennes”.

C’était beau, mais comment déceler, à travers ce flot de notes, les éléments susceptibles de soutenir notre prière chantée, qui était encore du pur grégorien de Solesmes ! Il fallait tenter une expérience ? A la fin d’un Office, les moines furent priés de rester dans les stalles. On invita nos deux griots à jouer l’un de ces airs qui me paraissait proche d’un ton psalmodique grégorien. Bravement, j’entonnai “dans le ton” le Dixit Dominus, des vêpres du dimanche ... et la Communauté poursuivit !

Nos deux griots repartis, d’autres mandingues passèrent quelques heures à Keur Moussa pour nous aider. Mais cela ne rendait toujours pas la kora plus loquace entre nos mains malhabiles. Les débuts furent pénibles, et six mois après le départ de nos premiers griots, nous arrivions péniblement à pincer quelques cordes pour soutenir la psalmodie latine des Complies...

1er disque de Keur Moussa
1967 fut l’année de nos premiers enregistrements pour le public. Un 45 tours sur lequel étaient gravés les premiers chants de Keur Moussa en wolof et en français, accompagnés par la kora, reçut les encouragements de nos amis et fit bientôt connaître les riches possibilités de la kora pour l’accompagnement des psaumes.

Cette même année, des religieux et des laïcs, qui s’étaient procuré des koras près des griots de Dakar, réclamèrent une session. Elle eut lieu avec une vingtaine de participants. Cette première session montra les possibilités, mais aussi les difficultés très réelles que comportait l’utilisation de la kora pour la liturgie. Les sessions suivantes virent le nombre des participants se réduire. Par contre, elles suscitèrent l’enthousiasme de quelques personnes qui, par la suite, contribuèrent grandement aux recherches et au développement de la kora

1971... Restait toutefois un obstacle majeur à l’utilisation de la kora dans la liturgie : l’accord des 21 cordes par les nœuds de cuir demandait à lui seul de longues heures de patience. Sept années durant, au monastère, les koras traditionnelles furent maintenues accordées en dépit de ces difficultés. Ce fut le mérite d’un frère de Keur Moussa, le Père Michel Meugniot, de mettre un terme à nos patients efforts, en remplaçant les anneaux de cuir par des clefs de violon. Le principe était simple, mais son application se heurtait à de nombreux problèmes, que le frère résolut un à un, durant l’année 1971. Ses travaux aboutirent à un prototype baptisé “KMO , et qui est l’ancêtre des 700 koras construites depuis dans nos Ateliers.

Cette kora KMO représentait une nouvelle synthèse des cultures africaines et européennes : la hampe traditionnelle se trouvait modifiée pour recevoir les 21 clefs de bois, mais l’instrument gardait sa forme d’origine avec la place respective des cordes. Il gardait surtout sa belle et douce sonorité, amplifiée légèrement cependant, grâce à l’étude méthodique de chacune de ses cordes vibrantes, qui a permis de calibrer le diamètre de celles-ci avec exactitude.

1977-1989...
A partir de ce nouveau progrès s’ouvrit un autre chapitre pour l’histoire de la kora : celui de son extension internationale. Ce fut d’abord l’Afrique chrétienne qui voulut en profiter : après les Communautés religieuses du Sénégal, celles de Côte d’Ivoire, du Burkina Faso, puis du Togo réclamèrent l’instrument, la méthode, et des sessions pour apprendre. Depuis, elle s’est répandue dans un grand nombre de pays d’Afrique.

Mais la kora prenait des ailes et s’implantait d’abord en France, dans quelques communautés, puis dans un grand nombre de pays d’Europe, et même en Israël, au Japon, et aux USA. Mais il est certain qu’elle n’est encore qu’au début de sa course. L’instrument, tel que nous l’ont légué les griots mandingues, se trouvait limité par sa modalité fixe. La kora ne connaît pas de mécanique pour passer d’une tonalité à une autre : il faut jouer d’un bout à l’autre dans une gamme donnée.

Mais l’invention d’un petit support en bois, sur lequel le joueur fait reposer la kora, permet à celui-ci de placer devant lui deux ou trois koras accordées différemment : comme l’organiste devant ses trois claviers, le koraïste passe sans effort d’un registre majeur à un registre mineur ; ou encore, se servant de kora Soprano, Alto ou Ténor (selon la grosseur des cordes) il a devant lui 63 cordes différentes. Un bel exemple de cette richesse de l’instrument a été donné par le frère Grégoire Philippe, moine de Keur Moussa (mort en 1983), dans sa belle pièce intitulée “Quand renaît le matin”. Passant d’un registre grave (kora ténor) aux cordes les plus aiguës de la kora soprano, frère Grégoire a su exprimer sa foi dans la victoire de la vie et de la lumière sur les ténèbres de la nuit et de la mort.

Dans quelques années peut-être, la Kora mandingue prendra rang parmi les instruments classiques que l’on enseigne dans les Conservatoires ?

Mais ne va-t-on pas oublier la kora traditionnelle et son répertoire mandingue ? Les progrès successifs que l’on fait subir à un instrument de musique laissent toujours la possibilité de revenir à l’instrument d’origine et à son répertoire.
Un missionnaire de Guinée-Bissau nous racontait qu’il avait montré une de nos koras à un vieux griot mandingue. Celui-ci, d’abord surpris, se mit à jouer sur cette kora les airs de son répertoire. Alors des larmes coulèrent silencieusement de ses yeux, comme pour exprimer son regret de n’avoir pas connu plus tôt la kora de Keur Moussa. Peut-être pensait-il alors que le Génie de la kora venait de recevoir un nouveau souffle ? Pour nous, ce souffle est l’Esprit-Saint qui a permis à la kora guerrière et parfois violente, de chanter les merveilles de Dieu.

D’après un texte de :
Frère Dominique Catta
et Frère Luc Bayle (1991)

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