Voix d'Afrique N°73.....

TUNISIE


MISSIONNAIRE d'AFRIQUE !
QUELLE AFRIQUE ?


par le Père Jean Fontaine

Jean Fontaine est Missionnaire d'Afrique en Tunisie. Il nous fait part de son expérience au Maghreb.


De l'Afrique blanche…

Pendant quarante ans, j'ai travaillé à l'Institut des Belles Lettres Arabes (IBLA) de Tunis. Cette maison a été fondée dès les années 1920 par les Pères Blancs. J'y ai occupé les fonctions de conservateur de la bibliothèque, puis de directeur de la revue "Ibla" qui traite, de manière scientifique, des problèmes humains du monde arabe et musulman. Mon domaine de recherche est la littérature arabe contemporaine, d'où mes séjours d'étude dans la plupart des pays du monde arabe et la vingtaine de livres que j'ai publiés sur ce sujet. Du coup, ma réflexion de missionnaire a porté sur des sujets comme un possible regard christique sur l'Islam, la naissance d'une nouvelle conscience musulmane, les thèmes chrétiens dans le Coran : Jésus homme libre et libérateur, la grâce et la prédestination (mektoub : c'était écrit), Muhammad est-il prophète ? Comment aider les étrangères d'origine chrétienne mariées à des Tunisiens musulmans ? Ce sont les problèmes de l'Afrique dite blanche. Je les ai évoqués dans deux autres ouvrages plus personnels : "Itinéraire dans le pays de l'autre" et "La blessure de l'âne", ce dernier étant très bien illustré. Enfin, pendant une dizaine d'années, j'ai milité au sein d'une association pour accompagner les malades du sida.

… à l'Afrique noire

Depuis quelques temps, une nouvelle donne est apparue en Tunisie : l'Afrique dite noire. Elle s'est manifestée aux points opposés de l'échelle sociale. D'un côté, la "Banque africaine de développement" émigre de Côte d'Ivoire pour des motifs de sécurité. Voici donc près de mille fonctionnaires avec leur famille. Ils sont aisés, mettent leurs enfants dans les écoles et les deux lycées français de la capitale. Ils remplissent les quatre lieux de culte catholique de Tunis et banlieue. Ils participent aux activités paroissiales. La physionomie de ces dernières en est changée.

Salon d’entrée (Patio) de la maison de l’IBLA à TunisAu milieu, les étudiants, boursiers ou non, dans les établissements étatiques ou privés, en foyers universitaires ou en locations privées, chrétiens ou musulmans, inscrits parfois à l'université dans l'unique but d'avoir une carte de séjour, laissés à eux-mêmes au cours de l'été. Quelques dizaines d'entre eux se regroupent au sein de la JCAT, jeunesse chrétienne africaine de Tunisie, mouvement qui dépend de l'Église locale.

À l'autre bout de l'échelle, plusieurs milliers de pauvres passent par la Tunisie pour essayer de rejoindre l'Europe. Certains même s'y arrêtent, estimant que le niveau de vie sur place est suffisant pour répondre à leurs besoins économiques. Mais beaucoup d'autres échouent dans leur tentative et se retrouvent ou bien dans les treize centres de rétention existant dans le pays pour les sans papiers, ou bien en prison s'ils ont commis un délit quelconque.

Des prisonniers chrétiens

Depuis deux ans et demi, ayant l'autorisation de rendre visite aux prisonniers chrétiens dans les établissements pénitentiaires tunisiens, ce sont donc ces derniers que je rencontre. Or, plus de 80 % des détenus chrétiens en Tunisie sont originaires d'Afrique subsaharienne. Ainsi, une partie de mes activités est passée de l'Afrique blanche à l'Afrique noire, sans changer de pays. Les détenus anglophones disent provenir d'un pays francophone, pour un problème de visa ou pour ne pas être refoulés chez eux. La plupart sont inscrits sous une fausse identité. Peu d'entre eux ont une culture qui dépasse la moyenne. Ils sont contents de recevoir des journaux de leurs pays respectifs, même s'ils datent un peu, ou des nouvelles cueillies sur le réseau Internet.

Situation en milieu carcéral

Certains pays n'ont pas d'ambassade en Tunisie. Les détenus condamnés à de longues peines, de seize à vingt ans, sont en général incarcérés à la prison de Tunis. Les Africains subsahariens ayant des peines plus courtes sont regroupés à Borj el Amri, qui se trouve à 28 kilomètres de Tunis. Les femmes sont à Manouba, à 8 kilomètres de Tunis.

Les trois prisons que je visite sont surpeuplées, une chambrée de 60 m2 pouvant contenir 80 détenus. La nourriture est faite de pain et de nouilles, viande une fois par semaine, pas de légumes ni de fruits. Les familles tunisiennes apportent régulièrement un couffin de victuailles à leurs parents. Les étrangers sans couffin pâtissent de la qualité inférieure de l'alimentation. En 28 mois, j'ai effectué 180 visites. Pendant cette période, 112 détenus chrétiens ont été libérés. Il en reste aujourd'hui 25.!

Le Père Jean Fontaine dans son bureau de l’IBLAJe vois tous les prisonniers en même temps. Cela exclut donc toute confidence personnelle. Comme ils s'expriment habituellement dans un anglais cassé, la présence des voisins aide à les comprendre. Mon rôle n'a rien à voir avec le concept d'aumônerie tel qu'il existe ailleurs. Ce serait plutôt celui d'assistant social. Je prends contact avec les ambassades, les amis, les familles. Le prisonnier de leur nationalité n'est pas leur première préoccupation. Même si je suis bien reçu par leurs services, au téléphone ou en tête à tête, mes requêtes restent souvent lettre morte. Comme les détenus africains n'ont pas de famille ici, ils sont terriblement seuls. Certains d'entre eux ne réclament pas cette visite puisqu'ils sont inscrits sous une fausse identité. Je sers à beaucoup d'agent de liaison avec l'extérieur. En effet, les lettres régulières envoyées à travers l'administration mettent beaucoup de temps à parvenir à destination.

Le visiteur


Face latérale d’un sarcophage chrétien : “Le bon pasteur” - Carthage V° siècle

Ces rencontres, à la longue, demandent une santé psychologique et spirituelle solide. On voit rarement le résultat de sa présence. Une fois libérés, les détenus vont en Libye ou rentrent chez eux, et on n'en a plus de nouvelles. C'est une vis sans fin, plutôt un puits sans fond. L'impuissance du missionnaire Deux sentiments m'animent parfois. D'abord l'impuissance devant les problèmes posés et les situations inextricables dans lesquelles certains détenus se sont mis.

Ensuite, l'impression de me trouver devant des mendiants, dont l'unique préoccupation est de me demander quelque chose (parfois pour revendre en prison les denrées ou habits et se faire ainsi un peu d'argent) et de récriminer si je n'apporte pas ce qu'ils souhaitent, surtout s'agissant d'aide financière. Mais il reste que, au moins une fois dans leur vie, ils auront rencontré un être humain qui agit dans la gratuité, en raison de sa foi religieuse. Cette situation étonne d'ailleurs beaucoup les gardiens et l'administration tunisienne.

Jean Fontaine


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