Voix d'Afrique N° 68


PROMENADE à LA FONTAINE ROMAINE

 

Un voyage en Algérie, il y a cent cinquante ans : c'est ce que nous nous proposons d'écrire pour essayer de comprendre comment a commencé l'aventure missionnaire de Lavigerie et de ses premiers disciples.


Le Père Charmetant

Le Père Duguerry

LES PIONNIERS

La Fontaine Romaine, dans un ravin près de l'embouchure de l'Harrach dans la Méditerranée, à l'est de la baie d'Alger, c'est un but de promenade pour les grands séminaristes d'Alger : un après midi par semaine, les portes du séminaire s'ouvrent pour les laisser se détendre de leurs études théologiques. En soutane noire, col romain et chapeau ecclésiastique à larges bords, les abbés Finateu, Pux et Barbier se sont donnés rendez-vous pour passer ensemble cet après-midi de détente.

Un premier appel

La veille, le supérieur du grand séminaire, le Père Girard, surnommé ‘le Père éternel’, à cause de son âge et sa grande barbe blanche, les avait entretenus d'un sujet qui lui tenait à cœur. Dans le style de l'époque, il "gémissait de voir que ce peuple languissait toujours dans les ténèbres… Personne n'y a pensé sérieusement. Il suffit qu'il y eût quelques séminaristes qui entreprissent l'affaire. Peut-être s'en trouve-t-il deux, trois parmi vous… Le coup était parti : le ciel avait parlé par la voix du supérieur du séminaire." (Lettre du P. Vincent, Jésuite, un des premiers formateurs, en Novembre 1868.) Les jeunes étudiants réagissent ‘au quart de tour’. Cela fait quelque temps qu'ils y pensent.

Premières réponses

Le grand séminaire de Kouba est au milieu des villages berbères. Souvent on croise sur le chemin quelques femmes courbées sous le poids d'un fagot de bois, des hommes en longue kachabiah à dos d'âne, des enfants dépenaillés : une salutation timide, des regards fuyants et chacun se hâte comme pour éviter les rencontres. L'Islam est partout présent mais comme une énigme insurmontable, une impossible rencontre. Du matin au soir on attend au loin l'appel du muezzin. Les jeunes séminaristes se sentent mal à l'aise dans ce voisinage qui n'aboutit à aucun dialogue. Ils partagent les mêmes sentiments que le Père Girard. Ils se décident enfin : ils vont le voir : "Monsieur le Supérieur, nous avons entendu votre appel d'hier soir. Nous sommes volontaires pour aller vers les Algériens." Le vieux prêtres ne cache pas son émotion. Il les encourage à prier, réfléchir, partager, avant d'aller plus loin

Dans le passé, d'autres tentatives avaient été faites, sous l'impulsion de Mgr. Pavy, prédécesseur de Lavigerie à l’évêché d’Alger. Un ‘Petit Cénacle’ s'était formé au séminaire. L'étude de l'arabe était recommandée officiellement au clergé dans les Statuts diocésains. Mais les routines et l'opposition de l'administration avait mis fin à ces tentatives.

Un évêque jeune et dynamique

L'arrivée de Monseigneur Lavigerie faisait naître un nouvel espoir. Alger devenait archevêché, et un nouvel évêque était envoyé, et pas n'importe lequel : jeune - il avait à peine 42 ans - dynamique, il venait de Nancy. Il avait rencontré l'Islam en Syrie et en Egypte ; il avait noué quelques liens d'amitié, entre autres avec le légendaire Emir Abd El Kader. Il avait passé quelques années près du Saint Siège dans l'administration romaine. Quelle surprise ! Le brillant évêque de Nancy avait devant lui un bel avenir : on pense déjà à lui comme Primat des Gaules, à Lyon, et il vient s'exiler à Alger, au milieu des Berbères musulmans, avec un tout petit troupeau minoritaires de chrétiens d'origine étrangère ?

Lavigerie éprouve le besoin de s'expliquer ; dans une lettre à ses amis il écrit : "… J'ai étudié de près ce qu'il est possible de faire au milieu des populations musulmanes, et je ne puis comprendre comment, depuis plus de trente ans, nous donnons à Afrique un tel spectacle d'aveuglement et d'impuissance ou plutôt je ne le comprends que par l'absence calculée de toute pensée chrétienne dans l'administration de l'Algérie… Je pense qu'il est nécessaire de réagir enfin, par une parole virile et par l'exemple, contre des préjugés aussi néfastes. C'est à un évêque de le tenter. Or je m'en sens le courage, avec la grâce de Dieu…. Mais ce n'est pas tout : l'Algérie n'est qu'une porte ouverte par la Providence sur un continent barbare de deux cent millions d'âmes…" Le Maréchal Mac Mahon, qui avait d'abord proposé cette nomination à Lavigerie, fut pris de peur devant une telle audace ; il essaya de faire marche arrière quand il eut vent de ce projet, mais il était trop tard.

L'Afrique, une nouvelle aventure

Nous sommes au début de l'ère coloniale. L'Afrique commençait à peine à sortir de l'inconnu. Quelques explorateurs s'avançaient à pénétrer les zones inconnues du continent. Stanley se lançait aux sources du Nil, Livingstone joignait l'Atlantique à l'Océan Indien. Petit à petit les cartes se faisaient de plus en plus précises. Les rapports des explorateurs décrivaient des situations de misère et de souffrance inimaginables : guerres, esclavage, épidémies et autres fléaux, résumés sous le nom de ‘barbarie’, n'attirait guère que quelques aventuriers. Depuis Marco Polo au 16ème siècle, les voyageurs se contentaient de contourner les côtes, d'établir quelques escales de ravitaillement. Les esclavagistes lançaient de nombreux raids vers les villages de l'intérieur. Pour Lavigerie, c'est un défi, celui de l'Evangile pour des millions de pauvres.
D'autres se sont déjà mis à la tâche : les spiritains, les Missions Africaines de Lyon, les Comboniens. C'est l'immense aventure missionnaire du 19ème siècle.

L'appel des pauvres

Les pauvres, ils sont particulièrement nombreux en cette année 1868 en Algérie. Les fléaux semblent s'y être donné rendez-vous : sécheresse, invasion de sauterelles, typhus et choléra. Des enfants faméliques errent dans les rues d'Alger, vivant de mendicité et de rapines. Un premier frappe à la porte de la résidence de l'archevêque ; il ne se contente pas de lui donner quelques pièces de monnaie ou un morceau de pain. Il l'invite à entrer; d'autres suivront. Lavigerie les regroupe, leur donne nourriture et logis, puis commence à organiser pour eux une véritable école avec les Frères des écoles chrétiennes, pour les instruire et pour leur rendre le goût de vivre.

Premières réponses

Et voici que trois jeunes hommes frappent à sa porte, conduits par leur supérieur,le ‘Père Eternel’. Lavigerie se souvient : "Je les vois encore s'agenouillant devant moi, me demandant de les bénir et d'accepter leur dévouement. Je les bénis en effet, plein à la fois d'étonnement et d'émotion, car cette offre, qui répondait à mes préoccupations, me paraissait comme surnaturelle. Je les relevais et les fis asseoir. Je les interrogeai longuement ; j'opposai même les objections possibles. Ils y répondirent et mon consentement fut enfin donné pour un essai à titre d'épreuve." Lavigerie est très conscient de l'énormité du défi qui se présente. Il reste prudent et discret, car si ces jeunes doivent discerner une vocation missionnaire, la grâce seule doit intervenir. Il importe de prévenir tout emballement, toute émotion qui n'allumerait qu'un feu de paille.

 

Mais on peut deviner la prière du jeune évêque : devant son crucifix, contemplant la carte encore imprécise de l'Afrique, il se souvient du rêve qu'il avait fait à Tours, alors que, jeune évêque, il avait participé à la célébration des fêtes de St.Martin, le premier missionnaire de l'ouest de la France. Près de sa tombe, un rêve le visite, celui d'une Afrique encore inconnue, et des peuples qui l'appelaient, un rêve semblable à celui de St.Paul à Troas, du Macédonien qui appelle : "Passe la mer, viens à notre secours !" Or voici que ces jeunes sont animés du même désir : n'est-ce pas un signe ? Avec eux, il prie, car l'aventure n'a rien d'une entreprise coloniale : "Père, que ton Règne vienne ".

Une dizaine de jours plus tard, Finateu et ses amis sont de retour. Lavigerie leur propose une année de noviciat, dans une maison isolée. Il auront tout le temps de prier et de réfléchir et de travailler ; ils étudieront l'arabe pour être à même de rencontrer les populations qui les entourent. Ils commencent à s'occuper des orphelins, leur apprennent à lire, à écrire, à compter, à cultiver la terre.

Groupe des novices
Pères Blancs
en 1885

Entre temps, Lavigerie écrit à des amis évêques et aux supérieurs de grands séminaires de France pour partager avec eux son projet, et proposer à des jeunes l'aventure africaine. Les réponses ne se font pas attendre, Félix Charmetant, Francisque Duguerry et d'autres se présentent, et ainsi commence la Société des Missionnaires de Notre Dame d'Afrique, une pincée de levain dans la pâte.n

G.Guirauden,
Missionnaires d'Afrique

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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