Voix d'Afrique N°95.

Enfants de la rue :
de la contrainte
à la participation

Le Père Patrick Shanahan, Missionnaire d’Afrique, est Président de l’organisation Street Invest (investing in children on the street : investir dans les enfants de la rue). Il est intervenu à la 16e Assemblée du Conseil des Nations Unies pour les Droits de l’Homme, à Genève, le 9 mars 2011.

Un de mes grands privilèges est de travailler en Afrique, même si je deviens de plus en plus vieux. En Afrique de l’Ouest, un proverbe dit : « Vous pouvez être en désaccord avec votre grand-père, mais vous ne devez jamais trébucher sur son bâton ! » Vous n’allez pas aimer ce que j’ai à dire, mais permettez-moi quand même de le dire. Il s’agit des enfants de la rue.
Pour qui travaillons-nous ? Je plaide pour la participation : où en sommes-nous dans ce domaine avec eux. Je conteste la directive : « Toi, enfant de la rue, voilà le programme que tu dois suivre. Observe-le, suis-le, obéis-lui, il te rendra meilleur, il te guérira de la rue. »

Pas de solutions toute faites

Je pense à un enfant nommé Coquelicot. Il habite Londres-Ouest et est vraiment ‘protégé’ par le système de “l’Autobus de la Nuit” et par des chauffeurs bienveillants à la gare routière du Terminal Heathrow 3, où la salle d’attente reste ouverte toute la nuit et est sécurisée.

Il y a aussi un petit garçon à Accra, au Ghana. Je lui ai promis de ne pas dire son nom. Il m’a fait passer de la contrainte à la participation. Comme beaucoup d’autres, quand j’ai commencé à travailler avec les enfants de la rue, je pensais qu’il y avait des routes à suivre pour sauver ces enfants.

Le 6 mai 1994, nous avons fait un sondage. Nous avons posé une seule question à cent enfants de la rue du centre-ville d’Accra, venus de cinq régions et de tous âges. « Si demain on vous donnait tout ce qu’il faut pour pouvoir quitter la rue, le feriez-vous ? Frais scolaires, bureau, chaise, livres, nourriture et hébergement, est-ce que vous partiriez d’ici ? » Deux enfants sur cent ont dit ‘oui’. Deux ! Un petit garçon d’une dizaine d’années m’a tiré par la chemise et m’a dit : « M. Patrick, vous êtes sympa, mais votre question est stupide. Quelle école ? À quoi sert votre école ? »

Il me disait, de façon très respectueuse, que cela ne l’intéressait pas d’aller à l’école. Où cela le mènerait-t-il ? J’étais incapable de lui répondre. L’école ne fait pas gagner d’argent, or il a besoin de son dollar quotidien pour survivre. Elle ne vous donne pas une maison non plus. Elle ne vous apprend pas comment survivre dans le marché à la tombée de la nuit quand des gens veulent abuser de vous. L’école ? Pourquoi ? Pour porter un uniforme pendant six ans et se retrouver de nouveau à la rue ? Parce que, me faisait-il comprendre, c’est exactement ce qui se passerait. Je ne l’ai jamais oublié.

Que faire alors ?

Nous pouvons dire que les enfants de la rue sont issus de la pauvreté. Mais ils viennent aussi de la négligence. C’est souvent une combinaison des deux qui pousse un enfant à la rue.
Puis-je vous poser la question que je me pose tous les jours : essayez-vous d’imposer aux enfants de la rue des solutions qui ne sont ni pertinentes ni utiles à la réalité qui est la leur ? Ils méritent d’être écoutés. Est-ce que nous leur offrons cette écoute? Le sondage a montré que deux enfants sur cent acceptaient notre offre d’école. Et les quatre-vingt-dix-huit autres ? Faut-il les considérer comme des enfants mauvais, dangereux, délinquants ? « Non », me répondrez-vous. Pourquoi alors sont-ils malmenés, battus, chassés, méprisés, traités comme des sous-hommes ?

Il faut considérer les enfants de la rue tels qu’ ils sont, non tels nous voudrions qu’ils soient. Notre culture dit que la famille est la base de tout. Mais eux, font-ils partie de cette culture ?

Comment pouvons-nous participer à la vie d’un de ces enfants si nous lui imposons seulement ce qui nous convient ? Tous les enfants de la rue ont le droit d’avoir un adulte qui s’intéresse à leur vie, là où ils sont. Il est urgent d’organiser une importante intervention dans les rues avec des travailleurs sociaux jeunes auxquels les enfants pourront se confier. Revenons à mon petit garçon. Il nous a simplement demandé de ne pas le corrompre ou le brutaliser. Il nous invite à venir dans son monde à lui, à nous taire et à l’écouter. Chercher en premier le meilleur intérêt de l’enfant et partir de là. Mon petit garçon n’a jamais quitté la rue. Il est mort neuf ans plus tard.

S’enraciner dans la rue

“Pour travailler dans la rue, il faut s’y enraciner”À Street Invest, nous venons de finir de compter les enfants qui vivent dans les rues d’Addis-Abeba en Éthiopie. Une nuit, durant ce recensement, nous avons rencontré une jeune fille qui, de toute évidence, se prostituait. Nous l’avons saluée et lui avons expliqué ce que nous faisions et que nous n’étions pas de la police. « Ça va, dit-elle, ne venez pas me parler de mon travail comme travailleuse du sexe. Si vous me faites un discours sur ce que je fais et combien je suis mauvaise, alors je vous dirai d’aller vous faire voir ailleurs. » - « Qu’est-ce que tu veux ? » avons-nous demandé. - « Quelqu’un en qui je pourrai avoir confiance et qui m’écoutera. »

Pour travailler dans la rue, il faut s’y enraciner. Ce ne sont pas de banales sorties pour voir si les enfants la quitteront. Ce ne doit pas être une manière détournée d’imposer des solutions aux enfants. C’est à eux de nous parler et à nous de les écouter.

Un enfant de la rue vient d’une culture nouvelle qu’il nous faut respecter. Toutes les fois que nous entrons dans une nouvelle culture, nous le faisons avec respect et attention, presque avec vénération. « Je ne veux pas dormir avec les rats. Je ne veux pas que des rats mordent les orteils des petits bébés quand ils dorment. Je ne veux pas que ma petite-nièce ait à travailler dans le commerce du sexe, mais je dois agir avec eux et pour eux, à partir de là où ils sont. »

Permettez-moi de citer mon ami, Benno Glauser, un Suisse qui, pendant des années, travailla infatigablement au milieu des enfants de la rue d’Asuncion, au Paraguay. Il disait : « Plutôt que d’être une expérience entièrement négative pour les enfants, est-ce que le fait de grandir dans la rue ne pourrait pas montrer des chemins nouveaux, potentiellement positifs, et même un nouveau modèle de vie pour des enfants qui grandissent au sein de sociétés désagrégées ? » Peut-être pouvons-nous commencer par nous demander s’il est possible de collaborer avec les enfants de la rue.

Cela ne pourrait-il pas être une façon de renouveler nos approches dépassées du droit des enfants à une vie comme la nôtre et de tenter l’approche par la participation ? Qui négociera la chose ? Le travailleur social de la rue !

Une nouvelle approche des Droits de l’enfant

Les enfants de la rue ont changé ma vie au cours des années que j’ai passées avec eux. Je suis maintenant las de lutter pour obtenir qu’on les écoute. Ils vivent dans leurs rues et ils ont le droit d’être là, comme ils ont droit à un adulte en qui ils peuvent avoir confiance.

Je ne suis pas venu m’excuser pour ma position ou chercher les miettes de quelque largesse que ce soit. Je suis venu vous défier. Chantez une nouvelle chanson en faveur de l’enfant de la rue, et je me joindrai à vous.
Le défi que je vous lance est celui-ci : qu’un gouvernement parmi ceux qui sont ici représentés propose de commencer une politique qui accepte de donner à un enfant de la rue le droit d’être dans la rue, et qui cherche à promouvoir le rôle des travailleurs sociaux auprès de ces enfants en réinventant leur développement. n

Patrick Shanahan
M. Afr.


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