Voix d'Afrique N°95.

Le dialogue,
une manière de vivre


Le Père Frans Bouwen est reçu par le pape Benoît XVI

Dialogue et rencontre sont appelés à devenir une manière de vivre, de respirer, de prier. Chacun est invité à découvrir ce que cela signifie pour lui à travers son expérience personnelle. En effet, il s’agit d’un long cheminement dont on ne peut prévoir d’avance le déroulement, une aventure qui n’est jamais terminée.

Il serait certainement prétentieux de ma part de prétendre que l’idée de dialogue a déjà été à l’origine de l’appel qui m’a amené chez les Pères Blancs, Missionnaires d’Afrique, en 1956. Le mot dialogue n’était pas alors tellement en vogue. Pourtant, c’est le mystère de leur présence presque centenaire en milieu musulman, sans avoir pu récolter de conversions, comme on disait à l’époque, qui m’a intrigué et m’a donné le désir d’en savoir plus. N’est-ce pas le début de tout dialogue

Au moment de mon ordination sacerdotale, en 1963, les supérieurs des Missionnaires d’Afrique m’ont orienté vers l’Orient chrétien, sans me demander mon avis, mais ils savaient que cet Orient ne me laissait pas indifférent. Ce tournant a coïncidé dans le temps avec le grand tournant qu’a constitué le concile Vatican II pour l’Église catholique, faisant du dialogue une dimension existentielle de son être et de sa mission.

Destiné à Jérusalem, j’ai reçu six années de préparation : Rome, Athènes et de nouveau Rome, avec au programme les Églises orientales, l’orthodoxie et l’islam, y compris les langues, grec moderne et arabe. Ma quête de jeunesse, l’islam, ne m’a jamais quitté, puisqu’il est le milieu de vie des communautés chrétiennes au Moyen-Orient. Peu à peu j’apprenais à regarder les autres avec d’autres yeux et à me regarder, moi, mon Église et mon monde culturel, avec les yeux des autres. Cela demande d’abord une dépossession, l’acceptation d’une nouvelle vulnérabilité, mais l’enrichissement qui en résulte dépasse infiniment tout ce qu’on s’était imaginé sacrifier.

Mon enracinement à Jérusalem a pris du temps, d’autant plus que j’y suis arrivé peu de temps après la guerre de 1967 et l’occupation de toute la Palestine – et au-delà – par Israël, bouleversements qui avaient traumatisé profondément le monde arabe dont faisaient partie les communautés chrétiennes auxquelles j’étais envoyé. Mais peu à peu cet enracinement dans ce coin alors emprisonné m’a ouvert de nouveaux horizons de complicité et de solidarité.

Jérusalem, au cæur de notre foiEn plus de mon orientation œcuménique, j’ai été projeté dans le monde de la quête de la justice et de la paix dans une région où les deux manquaient et manquent encore cruellement : membre, puis vice-président et président de la Commission Justice et Paix des Églises catholiques à Jérusalem, j’ai aussi été appelé à être pendant cinq ans membre de la Commission pontificale Justice et Paix à Rome. Plongé dans l’étude, l’analyse et la promotion des Églises de Jérusalem et du Moyen-Orient, en particulier comme directeur de la revue Proche-Orient Chrétien, j’ai eu la joie de pouvoir prendre part au grand travail œcuménique de l’Église catholique : consulteur du Conseil pontifical pour l’unité chrétienne, membre du Groupe mixte de travail entre l’Église catholique et le Conseil œcuménique des Églises, membre et dernièrement vice-modérateur de la Commission Foi et Constitution du Conseil Œcuménique des Églises (COE), membre des deux dialogues théologiques que l’Église catholique a entrepris avec les Églises orthodoxes : Églises tradition byzantine et Églises orthodoxes orientales ou non chalcédoniennes.

Différents engagements avec le Conseil des Églises du Moyen-Orient et avec la Fondation Pro Oriente de Vienne, Autriche, pourraient encore s’y ajouter. Toutefois, ce n’est pas cette liste qui est la plus importante. La grande richesse, c’est l’expérience d’être introduit dans tant de mondes – religieux et culturels – tellement différents, de s’en laisser imprégner et enrichir, avant d’être appelé à les interpréter les uns et les autres : orientaux et occidentaux, catholiques et orthodoxes, catholiques et protestants, chrétiens et musulmans. En dernier lieu, j’ai été projeté dans le monde juif et ses relations avec les chrétiens, surtout arabes et palestiniens, grâce à mes engagements à la fois dans les domaines de l’œcuménisme et de justice et paix.

Afin que ces rencontres soient vraies, il importe de faire d’abord la vérité en soi. Comment est-ce que je regarde l’autre ? Comment est-ce que je parle de lui ? Est-ce que je m’efforce d’éliminer toute duplicité de langage, au moins dans la mesure du possible ? Est-ce que j’emploie le même langage quand l’autre est présent et quand il ne l’est pas ?
Quel genre d’histoires ou de blagues est-ce que j’aime raconter à son sujet ? Pourrait-il les entendre ? Bien sûr, il faut sauvegarder le sens de l’humour, mais un humour qui ne blesse pas. Quand l’autre commet des erreurs, est-ce que je m’en réjouis ou en souffre, ou du moins est-ce que je me tais ? Certes, il y a des erreurs qui sont inacceptables, inexcusables, mais me font-elles souffrir ou sont-elles une occasion pour me réjouir ou dénigrer l’autre ? Comment est-ce que je porte l’autre dans la prière ? C’est tout cela que je veux dire quand j’affirme que le dialogue est appelé à devenir une manière de vivre, de penser, de respirer et de prier.

Envoyés pour créer des liens, pour développer la communionComment situer cette expérience dans les grandes orientations de la mission de la Société des Missionnaires d’Afrique ? Je dois avouer que pendant les premières années de ma présence à Jérusalem, je me suis senti plutôt marginal par rapport à notre Société. Peu de confrères connaissaient notre travail à Jérusalem, et encore moins s’y intéressaient. La tenue des sessions de renouveau biblique et spirituel à Jérusalem a eu pour effet un renversement presque total. Peu de temps après, les orientations de dialogue et de rencontre ont été affirmées de plus en plus nettement par les Chapitres généraux. J’ai senti cette évolution avant tout comme une confirmation de ce qui était au cœur de ma vie depuis de longues années. Je me suis senti reconnu et soutenu. Depuis lors, je tâche d’être partie prenante de ces perspectives et de partager mon expérience avec les confrères. Reste un petit regret, à savoir que le travail proprement œcuménique pour l’unité chrétienne ne trouve pas un écho plus grand parmi les confrères. Pourtant c’est un travail passionnant.

En même temps, je me suis demandé comment je pouvais être missionnaire à Jérusalem où il n’est pas besoin d’apporter l’Évangile puisque c’est l’endroit où tout a commencé. J’ai découvert peu à peu un nouveau sens au mot “missionnaire”, c’est-à-dire “envoyé”. Nous sommes envoyés par une Église locale à une autre Église locale, à une autre culture, à une autre religion, pour créer des liens, pour nourrir et développer la communion. Dans le contexte ecclésial actuel, alors que l’Église a déjà pris racine dans les lieux où nous sommes envoyés, il s’agit moins d’apporter une première annonce de l’Évangile, que de travailler à la communion entre les Églises dans les différentes parties du monde et les différentes cultures, en dialogue avec les religions et les cultures, dans la perspective de l’ecclésiologie de communion. Missionnaires, nous sommes des envoyés au service de la communion.

Frans Bouwen
M.Afr


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