TESTAMENT SPIRITUEL DU CARDINAL LAVIGERIE
(1884)


Photo du Cardinal Lavigerie prise en1884


Au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit
Ainsi soit-il.


Ceci est mon testament spirituel

Je le commence en déclarant, en présence de l'éternité qui va s'ouvrir devant moi, que je veux mourir dans les sentiments où j'ai toujours vécu, à savoir ceux d'une obéissance et d'un dévouement sans bornes au Saint-Siège apostolique et à notre Saint-Père le pape, vicaire de Jésus-Christ sur la terre. J'ai toujours cru, je crois tout ce qu'ils enseignent et dans le sens où ils l'enseignent. J'ai toujours cru, je crois qu'en dehors du pape ou contre le pape, il n'y a et ne peut y avoir dans l'Eglise que trouble, confusion, erreur et perte éternelle. Lui seul a été établi comme le fondement de l'unité et par conséquent de la vie, et tout ce qui tient aux choses du salut.

J'ai l'insigne honneur d'appartenir de plus près au Saint-Siège apostolique par mon caractère de prêtre, d'évêque, et par mon titre de cardinal de la sainte Eglise romaine. Sans doute ces honneurs qui sont fort au-dessus de ma misère et de ma faiblesse sont faits pour me confondre, en ce moment surtout où je songe à me présenter au tribunal de Dieu, mais je veux y voir un motif de reconnaissance et de fidélité d'autant plus grandes envers la chaire de Pierre et envers notre Saint-Père le pape, qui m'a comblé des marques de sa confiance et de sa bonté.

Je l'ai servi de mon mieux, tant que j'ai pu. Ne pouvant plus rien maintenant, je prie Notre Seigneur d'agréer le sacrifice que je lui fais de ma vie et les souffrances qui accompagneront ma mort, pour la prolongation des jours précieux de Léon XIII et le triomphe de ses desseins magnanimes.

Avec le dévouement que je professe pour le Saint-Siège, je confonds celui que j'ai toujours eu pour la France chrétienne et pour les missions de l'Afrique à la tête desquelles je suis placé.

La paix, la gloire, la vie même de la France sont étroitement liées à sa foi catholique et par conséquent à sa fidélité envers le Saint-Siège. C'est surtout d'elle qu'on a pu dire à chacune des pages de son histoire : Sacerdotium et regnum cum inter se consentiunt bene regitur mundus ; cum autem non concordant, non tantum parvae res non crescunt, sed etiam magnae miserabiliter dilabuntur (1). J'ai tout fait, dans la mesure de mes faibles forces et de mon intelligence, pour maintenir cette concorde si désirable. Je puis dire en vérité que j'en meurs, car la maladie qui me conduit au tombeau est la conséquence des fatigues surhumaines que je me suis imposées, l'été dernier, à Rome et à Paris, pour empêcher un rupture éclatante que tout semblait rendre inévitable. Et là, je travaillais encore plus, dans un sens, pour ma pauvre et chère patrie et pour l'Eglise.

L'Eglise a, en effet, des assurances d'immortalité. Si elle est persécutée, supprimée même par la violence, elle transporte ailleurs son action bienfaisante et elle attend. Mais il n'en est pas ainsi de la France. Elle n'a d'autres promesses que celles que la Provindence a faites aux nations de la terre. Elle a aussi les mêmes menaces. Omne regnum contra se divisum desolabitur. Omnis civitas contra se divisa non stabit (2). Oh ! si je pouvais lui parler encore du fond de ma tombe ! Si je pouvais, avec ce désintéressement de toutes choses qui est le propre de la vie à venir, lui représenter une dernière fois, comme je l'ai souvent fait à ceux qui la gouvernent, ce qui peut lui donner la paix ! Je la vois avec une amère douleur descendre chaque jour du rang de puissance et d'honneur où l'avaient placée dans le monde la foi et les vertus de nos pères, la politique sage et persévérante de nos rois. Je ne parle pas de son régime intérieur. Je ne me suis jamais mêlé à l'action et surtout aux passions des partis. Ma vie s'est écoulée presque toute entière au-dehors, depuis que je suis à l'âge d'homme ; c'est là que j'ai pu juger de sa décadence, combien son nom est chaque jour moins respecté, sa voix moins écoutée, son influence moins grande. D'année en année, à mesure que l'abandon de ses traditions nationales, c'est-à-dire de sa foi, de son respect pour la religion s'accentue, son soleil pâlit et j'en viens à entendre et à voir chaque jour les Français rougir devant l'étranger de leur propre patrie (3). C'est là ma plus grande et dernière douleur, celle qui donne à mes derniers jours et à mes dernières pensées une cruelle amertume.

La France va-t-elle donc finir ? Dieu va-t-il lui retirer la mission qu'il lui avait confiée dans le monde, de défendre et de protéger d'une manière désintéressée la justice, la faiblesse, la vérité ? Ma prière suprême est que ce malheur lui soit épargné ; mais qu'est la prière d'un homme devant la justice de Dieu ?

C'est à toi que je viens maintenant, ô ma chère Afrique. Je t'avais tout sacrifié il y a dix-sept ans, lorsque poussé par une force qui était visiblement celle de Dieu, j'ai tout quitté pour me vouer à ton service. Depuis, que de traverses, que de fatigues, que de peines !... Je ne les rappelle que pour pardonner et pour exprimer encore une fois mon invincible espérance de voir la portion de ce grand continent qui a connu autrefois la religion chrétienne, revenir pleinement à la lumière et à la vérité, et celle qui est restée jusqu'ici plongée dans la barbarie la plus affreuse, sortir de ses ténèbres et de sa mort. C'est à cette œuvre que j'avais consacrée ma vie. Mais qu'est-ce qu'une vie d'homme pour une semblable entreprise ? A peine ai-je pu ébaucher ce travail. Je n'ai été que la voix du désert appelant ceux qui doivent y tracer les voies à l'Evangile. Je meurs donc sans avoir pu faire autre chose pour toi que souffrir et par mes souffrances te préparer des apôtres.

Six ans après, lorsque Son Eminence le cardinal Lavigerie écrivit ses dernières dispositions testamentaires, le 8 juin 1890, il ajouta :

J'ai consigné, dans mon testament spirituel, mes sentiments et mes pensées relativement à mes devoirs et au jugement qui m'attend auprès de Dieu.
Je me contente de répéter ici que je meurs plein de regret de mes fautes et de confiance dans la miséricorde divine et dans la protection maternelle de Marie que j'ai toujours tendrement aimée.
Je me recommande aussi aux prières de tous, et particulièrement à celles de mes fils spirituels, de mes prêtres, de mes missionnaires, de mes filles, les sœurs des diverses congrégations, surtout de celle que j'ai fondée. (4)



26-27 novembre 1892 lit funèbre au salon du palais épiscopal de St Eugène.
Les séminaristes de Kouba gardent la dépouille mortelle.

(1) " Quand sacerdoce et pouvoir se soutiennent, le monde est bien régi, s'ils ne s'entendent pas, non seulement les petites choses ne se développent pas, mais même les grandes s'écroulent lamentablement ".
(2) " Tout royaume divisé contre lui-même tombera. Toute cité divisée contre elle-même s'écroulera ".
(3) La défaite des armées française en 1870 et le Commune de Paris, la montée du radicalisme et du socialisme dans un climat, non seulement anti-clérical, mais pour une partie anti-religieux, la victoire de la gauche républicaine en 1879, furent pour Lavigerie, comme pour l'Eglise de France en général, autant de signes d'un renversement profond de situation et d'une rupture avec la politique qui traditionnellement unissait les intérêts de la France dans le monde aux intérêts de l'Eglise. Cette conception, répandue chez les catholiques et partagée par Lavigerie, d'une politique qui, en souvenir des grands heures du passé, ne pouvait être française que si elle était chrétienne, n'excluait pas chez ce dernier un réalisme très sain et la possibilité d'une collaboration à toute entreprise juste des nouveaux dirigeants du pays (Note du P.X. de Montclos)
(4) Cardinal Lavigerie, Ecrits d'Afrique recueillis et présentés par A. Hamman, Paris, 1966, pp. 235-238.

P. Stefaan Minnaert M.Afr (Rome, Février 2009)

Voir aussi : J'ai tout aimé dans notre Afrique Lavigerie, 27 Mars 1884
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