POUR RÉUSSIR L'INÉVITABLE
Jean-Pierre Chevrolet


J.-P. Chevrolet a travaillé dans 9 pays (dont 3 en Afrique) depuis son engagement définitif chez les Missionnaires d'Afrique en 1963. Il a eu l'occasion de s'y sentir étranger, sinon étrange. A d'autres moments, comme au Burundi en 1972, il a perçu combien l'humanité
(ou l'inhumanité) se manifeste sans frontière

Bienvenue!

J'ai souvent eu un mouvement de surprise lorsque quelqu'un entrait chez nous à Ibadan (Nigeria) et lançait un joyeux: "Welcome, bienvenue!" Une personne du dehors qui me souhaite la bienvenue dans ma maison? J'y ai repensé durant la préparation de cette brochure. N'y aurait-il pas là une clef pour réussir en profondeur les mouvements de population qui font de plus en plus partie de notre monde?

L'arrivée de personnes d'autres cultures sera bénéfique pour nous si nous faisons preuve d'une réelle capacité d'accueil. La présence parmi nous de personnes différentes nous incite à faire nôtres des valeurs ou des attitudes dont leur vie est porteuse. Celles, en tout cas, qui méritent d'être recherchées parce qu'elles font grandir toute personne. Un exemple: l'extraordinaire résilience (ou ressort psychologique) qui permet à des personnes africaines de continuer à vivre et à se construire en dépit de circonstances horribles. Autre valeur à poursuivre: la rencontre de l'autre est le chemin de la rencontre avec Dieu.

Vous trouverez dans cette brochure des témoignages, des réflexions, des projets avec un point commun: le souci de vivre au mieux une migration et l'intégration dans un nouveau milieu. En plus, comme un complément indispensable, d'autres personnes disent comment elles s'engagent avec détermination pour plus de justice dans les relations avec l'Afrique afin que ce continent soit non seulement vivable, mais attirant.



Témoignage

OÙ PEUVENT CONDUIRE
LES BEAUX-ARTS

Sr Michèle Malnati



En Algérie et en Suisse, Sr Michèle Malnati a su répondre aux appels imprévisibles de sa vocation missionnaire. Sa formation aux arts plastiques l'a sensibilisée aux nuances, à la création, et à la re-création. Pendant près de 20 ans, Michèle a parlé l'arabe. Précieux atout dans l'accueil de requérants d'asile.

Qui aurait dit qu'en entrant chez les Sœurs Blanches en 1960, un jour je ferais l'Ecole des Beaux-Arts à Genève?

Et pourtant cela m'est arrivé! Après quelques années d'enseignement sur les Hauts-Plateaux algériens, j'ai fait une formation professionnelle qui me permette de rester en Algérie au moment de la nationalisation des écoles privées. Durant quatre ans, j'ai donc suivi des cours très variés aux Beaux-Arts pour terminer avec un double diplôme en gravure et céramique. Cela m'a permis de contribuer à la formation d'animateurs culturels dans la région algéroise.

Mon sujet de mémoire concernait la poterie kabyle. Cette recherche m'a été facilitée car à ce moment-là bon nombre de Sœurs Blanches travaillaient à la promotion de l'artisanat local. "L'artisanat de la poterie, affirme Selim Saadi, nous introduit à un monde féminin rural longtemps fermé. Il sut protéger l'admirable richesse de ses expressions au coeur d'une civilisation millénaire, aujourd'hui affrontée à un âge nouveau."

A Constantine, ensuite, j'ai été appelée pendant 10 ans à la formation de futurs enseignants d'animation artistique dans l'enseignement moyen. Tâche nouvelle en Algérie, passionnante car tout était à créer. Enseigner à des jeunes et les suivre sur le terrain dans des écoles d'application, quel bonheur!


Munie d'un poil de chèvre, la potière kabyle donne la dernière touche artistique à son oeuvre.

Au détour du chemin
Ma route m'a conduite également en Tunisie pour quelques mois. Pour la première fois j'ai été en contact avec des enfants sourds en vue de leur développement artistique. Cette approche du handicap m'a finalement amenée à travailler pendant 12 ans dans une communauté de l'Arche de Jean Vanier dans la campagne genevoise. Expérience qui m'a profondément marquée par tout ce que j'ai reçu de ces femmes et de ces hommes portant souvent un handicap lourd.

A la retraite maintenant, je continue à rejoindre mes amis handicapés. Je suis aussi insérée dans une équipe de bénévoles de l'aumônerie genevoise œcuménique auprès des requérants d'asile et des réfugiés (AGORA). Cours de français et visites m'offrent de nombreuses rencontres de personnes souvent en détresse, surtout dans les temps actuels.

En conclusion, je pourrais dire que dans la plupart de mes rencontres avec ceux qui vivent "en marge" je découvre leur grande humanité. Ils m'apprennent à développer la mienne propre et me font recevoir celle incomparable de Jésus.

ENGAGEMENT

CENTRE CULTUREL
AFRIQUE LUCERNE

Mr Gabriel Miezi Kula

Gabriel Miezi Kula est Angolais d'origine. Il habite en Suisse depuis 1986. Marié, père de deux enfants, il travaille dans une maison pour personnes âgées à Ebikon. Ci-dessous l'adresse de l'association dont il est président: Afrikanisches Kulturzentrum Dorfstrasse 8, 6005 Luzern 041 360 33 69 reveilafrique@bluewin.ch

Gabriel Miezi Kula a vécu son enfance et sa jeunesse en Afrique. Il est encore rempli de son expérience d'un monde aux valeurs bien typées. Mais il a fait l'effort d'entrer dans la manière suisse de vivre. "Honnêtement", dit-il, "je me sens bien ici. Mais je ne suis pleinement heureux qu'à la maison, en Afrique." Il est certes parvenu à vivre dans deux cultures, mais cela fut difficile au début. Ce qui affecte encore Gabriel, c'est le choc entre, d'une part, une sagesse héritée des ancêtres pour qui la personne grandit avec ses émotions, son coeur et sa dimension religieuse, une sagesse doublée de patience; et, d'autre part, une vie modelée par l'intelligence de la tête, gouvernée par le travail, et tenaillée par la rapidité. Chaque forme de vie engendre des types d'observation différents, qui ne se combinent pas aisément.

Un Africain qui s'installe en Suisse doit apprendre à "faire comme eux". Cela se produit à travers l'apprentissage de la langue, de l'hygiène, des programmes scolaires, de la vie associative. Mais une intégration au sens d'une simple photocopie d'un modèle ne serait pas respectueuse des personnes. "Je peux yodler", dit Gabriel Kula, "mais ça ne me sort pas des tripes. Dans l'autre sens, un Suisse qui danse ou tambourine avec nous le fait rarement à l'africaine."


Devant le Centre Culturel Africain à Lucerne.

Qu'en sera-t-il pour les enfants de la 2e ou 3e génération? Leur expérience sera encore différente. A noter aussi que l'intégration ne concerne pas seulement les étrangers s'établissant en Suisse. Pourquoi les habitants de ce pays ne se rapprocheraient-il pas de valeurs qui viennent d'ailleurs? En fait, certains le font déjà très bien.

En 2003, une association Réveil Afrique a été fondée à Lucerne pour aider des Africains non seulement à trouver leurs marques en Suisse mais aussi à valoriser leur identité comme Africains. En toile de fond, il y a l'espoir de contribuer à de meilleures relations entre toutes les personnes de ce pays. "Pour tous, il s'agit d'ouvrir son coeur au prochain."


Groupe de Lucerne à Saint-Maurice pour le pèlerinage annuel
aux Saints et Saintes d'Afrique

Dès 2004 l'association est en mesure d'ouvrir un Centre culturel qui rend de multiples services. Lieu de convivialité (avec introduction pratique aux spécialités culinaires africaines, cours de tambour djembé et de danses africaines). Lieu de discussion et d'échanges. Simple lieu d'accueil aussi pour réfugiés, qui y trouvent un soutien moral. Le comité responsable compte 7 membres (3 femmes et 4 hommes). Son travail bénévole est très engageant à certaines périodes de l'année. Le centre est ouvert les mercredis, vendredis et samedis de 14h à 18h.

Plusieurs programmes sont destinés en priorité aux femmes africaines. Cours d'allemand, introduction au système local de scolarisation et aux services sociaux, initiation à l'informatique.

En septembre 2005, les Journées Africaines de Littérature, organisées par le Centre, rencontrèrent un franc succès. Stands d'exposition à la gare et à d'autres endroits fréquentés, vente de livres en plusieurs langues, séances de lectures par les auteurs, conférences et discussions ont attiré du monde. Il en fut de même pour les 2es Journées du Film Afrique en décembre, avec des films pour enfants et même une première suisse pour une production française: "Les Noirs dans les camps nazis." D'autres activités, musicales en particulier, ont contribué à une rencontre élargie et positive de la culture africaine.

Interview: J.-P. Chevrolet



ENGAGEMENT

AU SERVICE DU
MONDE PAYSAN


Maurice Oudet

Le Père Maurice Oudet fut d'abord professeur de mathématiques. Il s'est ensuite engagé sur le terrain, dans la promotion des paysans et des petites gens du pays. Pour lui la pauvreté n'est pas une fatalité.
Elle a des causes profondes.

Présent au Burkina Faso depuis 1972, le Père Maurice Oudet a d'abord formé de nombreux étudiants dans les disciplines scientifiques. Il s'est ensuite engagé dans la promotion des paysans et des petites gens du pays.

En 1997 il fonde à Koudougou le Service d'Édition en Langues Nationales (SEDELAN). Dans les 8 000 villages du Burkina, les paysans capables de lire un document en français sont peu nombreux. Beaucoup de villageois font pourtant l'effort d'apprendre à lire, écrire et compter dans leur langue. Mais souvent, leur effort n'est pas récompensé: ils trouvent très peu à lire dans leur langue maternelle.

Une revue de promotion paysanne en langue locale
Depuis 1998, le SEDELAN publie la revue Les amis de la terre dans les trois langues principales du pays. Il est prêt à appuyer toute organisation paysanne qui voudrait faire connaître un document dans une des 60 langues du Burkina. Les articles sont libres de tout droit. Ils peuvent être reproduits avec mention de la source.

Un site Internet performant
www.abcburkina.net

Le coton, c'est une affaire de familleLe site ambitionne d'infléchir les politiques défavorables aux petits paysans et producteurs de coton et de riz. Il sensibilise les décideurs aux enjeux d'une mondialisation qui profite surtout aux puissants de ce monde. Maurice Oudet travaille en étroite collaboration avec Jacques Berthelot, professeur de Toulouse dont le livre L'agriculture, talon d'Achille de la mondialisation est présenté sur le site.

Ce site reçoit jusqu'à 30,000 visiteurs chaque mois. Chaque semaine une lettre d'information y est publiée, en phase avec l'actualité. Une impressionnante galerie de photos, de nombreux documents sur la promotion de l'agriculture (y compris ceux de la revue citée) et des liens fort utiles rendent abcburkina.net efficace et intéressant, même pour des parlementaires.

Pour un monde plus équitable
Des négociations agricoles serrées se déroulent à Genève, au siège de l'OMC. On y traite d'accords de partenariat économique. Les pays du Sud seront-ils forcés à signer des accords qui vont contre l'intérêt de leur agriculture? En lien avec des organisations paysannes Maurice Oudet se bat pour la construction d'un monde plus équitable, au Nord comme au Sud. Si les politiques actuelles écrasent les paysans et les condamnent à davantage de misère, il faut chercher d'autres voies.

"Oui, il est grand temps de mettre plus de justice dans le commerce international. Le monde a besoin de tous ses paysans."



TEMOIGNAGE

MIGRATION-
INTÉGRATION


Mr Angelo Barampama

Angelo Barampama
Docteur en géographie, marqué par l'expérience de la migration, livre ici des bribes d'un cheminement personnel, sur lequel il a découvert des personnes de coeur.

Mon expérience de migrant a débuté une nuit de juillet 1973. Pour échapper à la folie meurtrière qui dévastait le Burundi depuis avril 1972, je dus quitter mon pays sur une embarcation de fortune. Avant même de traverser la rivière qui fait frontière avec le Zaïre d'alors, je me sentais déjà bien étranger et à la merci de ceux qui étaient censés me sauver. Ce qui n'était qu'appréhension au début devint réalité au fil des mois et des années. Fragilisé, il m'a fallu beaucoup de force et de foi dans la vie pour ne pas sombrer. Heureusement pour moi, des hommes et des femmes, pour qui l'être humain a de la valeur, se sont dressés sur ma route et ses multiples sinuosités. Arrivé à Fribourg au printemps 1974 pour des études universitaires, j'y suis resté cinq ans et demi, au cours desquels j'ai connu parfois des moments difficiles. Sans graves séquelles pourtant, grâce en partie aux relations tissées avec des personnes qui sont devenues au fil du temps mes frères et sœurs de cœur. Des frères et des sœurs, non seulement dans la foi (chose attendue pour un chrétien vivant dans une terre chrétienne), mais aussi et avant tout en humanité.


Angelo et son épouse Daphrose (au centre) ont beaucoup travaillé avec leurs amis à organiser des visites au Burundi qui mettent en lumière des sources d'espoir pour le pays. L'enseignant a, par exemple, apporté son soutien à un projet de panification de farine de manioc.

Frères et soeurs de coeur
Selon la sagesse burundaise, les relations de cœur, celles que l'on se crée au long de sa vie, valent mieux que celles que l'on a par le sang, par la naissance. Et quand on est riche de ces relations-là, l'être humain en face de nous, quel qu'il soit, devient un frère, une sœur, un autre nous-même.

Quand, par contre, on est pauvre en ces relations de cœur, l'autre devient autre chose qu'un être humain digne de ce nom, une énigme, une source de problèmes. C'est ce que traduit un proverbe rundi qui dit : "l'assemblée où personne ne t'est favorable devient pour toi comme une forêt." Une forêt où l'on se perd et qui est lieu de toutes les peurs, dont celles qui font que l'étranger soit perçu comme un concurrent, ou un ennemi.

Durant mes années à Fribourg, à Genève où j'ai poursuivi mes études et élu domicile, et à Lausanne où j'ai parachevé ma formation universitaire, j'ai eu la chance de rencontrer des frères et des sœurs de cœur avec lesquels j'ai noué et entretenu des liens qui m'ont aidé à traverser les moments durs.

Au début de mon séjour en Suisse, je me suis heurté à des décisions de l'administration qui ont eu des conséquences dramatiques pour moi: une épouse et un fils morts alors que, peut-être, on aurait pu les sauver si une autorisation de séjour en Suisse leur avait été accordée. Grâce à mes frères et sœurs de cœur, j'ai pu dépasser le traumatisme et m'intégrer dans la société suisse. Et je préfère ne relater que ces relations qui m'ont créé et me créent encore aujourd'hui.

La rencontre de gens venant d'horizons culturels divers, dont des migrants comme moi, me fut une belle école. Les universités et instituts que j'ai connus sont, selon moi, des creusets où se frottent les cultures suisses, européennes, africaines, asiatiques, américaines et autres, non pas pour s'exclure mais pour s'apprivoiser et s'intégrer mutuellement. Un creuset dont chacun devrait pouvoir tirer profit. C'est dans cet esprit que j'ai vécu mes années de formation et que je continue à voir les choses à travers l'enseignement.

Angelo Barampama
chargé de cours à l'Université de Genève

Angelo Barampama reprend en partie dans son article
une contribution à un recueil original de témoignages sur migration et accueil.
Lire: Ganioz, Xavier. Nous sommes Fribourg. Editions de la Sarine, Fribourg, 2006.

 

ASSASSINÉ À L'ÂGE
DE QUARANTE ANS

Père Hubert BRUCHEZ

En souvenir, 50 ans après

Père Hubert BRUCHEZ
24-01-1916
22-10-1956

Né le 24 janvier 1916 à Bagnes (VS). 11 avril 1943, en Algérie, ordonné prêtre de la Société des Pères Blancs. En 1946, économe et professeur à St-Maurice. Dès 1950, en Algérie à Azazga, deux ans d'Etudes Berbères.

A l'aise avec les Kabyles, suivant une expression qui reparaît dans plusieurs de ses lettres, il "se kabylisa" alors au maximum. Vicaire desservant Port Gueydon en 1952. "Cette région nous est encore à peu près inconnue. Vous avez à descendre à Port-Gueydon chaque semaine. Voyez les instituteurs kabyles et européens et les gens ayant autorité dans le périmètre de votre secteur."

L'été 1956, il remplaça le curé d'El Affroun pour trois semaines, occasion de changer d'air. Une des Soeurs Blanches d'El Affroun rapporte: "En nous quittant, il nous dit: si je meurs, vous prierez bien pour moi, mes Soeurs". Le lundi 22 octobre un message venant de Port-Gueydon apprenait la mort du Père Bruchez, âgé de 40 ans.


Kabylie: le pays que nous appelions la petite Suisse (avec les oliviers en plus).

A son retour de Port Gueydon, le lundi matin, le Père avait été pris dans une embuscade. C'était le temps de la guérilla pour l'indépendance de l'Algérie. Grièvement blessé d'une rafale de mitraillette, il fut trouvé couché sur le dos, les bras en croix.

Une heure après, un détachement de l'armée française trouva le Père. La gravité de ses blessures et la perte de sang ne donnaient plus aucun espoir de le sauver. La population nous a témoigné de la sympathie et a accompagné à sa dernière demeure Père Bruchez.

Quelques jours avant sa mort Père Bruchez écrivait: "Nous sommes en bonne entente avec les Kabyles." Des pressentiments d'un départ tragique? "Mais il ne faudra pas vous étonner si, un jour ou l'autre, vous apprenez ma disparition. Humainement parlant, cette perspective n'a rien de bien emballant, mais je puis cependant vous dire qu'elle ne m'effraie pas. Nous nous sommes donnés au Bon Dieu pour les bons et les mauvais jours: que peut-on craindre lorsqu'on sait être entre ses mains? Je compte cependant sur vos bonnes prières pour nous aider à bien porter l'épreuve que nous traversons."

Le souvenir, 50 ans après, n'empêche pas de redire des paroles de sympathie à la famille éprouvée et l'honneur pour une paroisse d'avoir un missionnaire prêtre tombé victime de son dévouement et désormais un protecteur associé à la foule des élus.


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