Voix d'Afrique N°74.....Histoire

Léon, Siméon, Ludovic, Joachim et les autres


Avant-propos

Les Missionnaires d'Afrique héritent d'une tradition, celle de Lavigerie et des pionniers Léon Livinhac, Siméon Lourdel et leurs compagnons. Ils nous ont laissé quelques récits de leur voyage : ils reflètent des conditions de vie, un contexte historique et politique qu'on risque de perdre de vue. Après cent trente ans d'évolution politique et sociale il est difficile d'imaginer véritablement " ce qu'ils vivaient " en 1878. Nous allons essayer pourtant de le faire dans les prochaines parutions. L'aventure est décrite dans les correspondances et les diaires des premiers missionnaires : c'est sur eux que nous basons nos articles. Certains développements et certains détails sont dus à l'imagination du rédacteur, à la lumière de son expérience personnelle de quarante ans en Afrique de l'Est et en fonction de ses souvenirs de cinquante ans dans la Société des Missionnaires d'Afrique. Ce qui importe, c'est d'essayer de faire entrer nos lecteurs et amis dans la mentalité de ces aventuriers du Royaume pour faire mieux comprendre la vocation missionnaire.

L'envoi

Chéchia rouge à la main, barbes noires ou blondes, clairsemées ou fournies, ils sont tous réunis dans la grande salle de Maison Carrée, long burnous bien serré autour des épaules, car il ne fait pas chaud en ce mois de janvier à Alger ; ils attendent avec une certaine impatience leur père, Charles Lavigerie, fondateur de leur petite Société, l'archevêque d'Alger. Il les a convoqués pour une communication importante. " Veuillez vous asseoir, mes enfants. Je vous ai appelés pour vous communiquer une grande nouvelle qui ne manquera pas de vous réjouir. Le 18 décembre dernier, vous avez signé une supplique au St. Père, lui demandant de vous envoyer pour la mission en Afrique Equatoriale. Je craignais que la réponse ne soit retardée, du fait de la mort de Pie IX. Mais la réponse ne s'est pas fait attendre et je tiens à vous la communiquer sans tarder. Le Saint Père Léon XIII m'a confié la responsabilité de cette mission, et après en avoir délibéré avec le conseil de la Société, j'ai décidé de nommer pour la nouvelle aventure les Pères dont les noms suivent : Léon Livinhac, Ludovic Girault… Joachim Pascal… Siméon Lourdel…" Les dix noms sont appelés, rappelant la cérémonie d'ordination. Des sourires éclatent sur les visages, quelques têtes s'inclinent, des mains couvrent les yeux comme pour contenir l'émotion qui envahit les heureux élus. "Le Père Charmetant ne tardera pas à partir comme précurseur à Zanzibar, pour préparer l'arrivée des caravanes… Votre départ devrait avoir lieu dans les meilleurs délais." L'assemblée se disperse après un Ave Maria final. Lavigerie se retire dans son bureau.

La folie !

Dès la sortie, ce sont des cris de joie, des exclamations, des embrassades, des félicitations. Ceux qui n'ont pas été nommés cachent peut-être leur déception, les heureux élus éclatent de joie : " ça y est ! on y va ! " De la fenêtre de son bureau, Lavigerie entend cette animation. Il n'est pas dans ses habitudes de laisser paraître ses émotions, aussi nous en sommes réduits à imaginer ce qui pouvait l'animer alors que "ses enfants" voyaient une nouvelle aventure s'ouvrir pour leur vie. Il les voyait encore arrivant en soutane noire des grands séminaires de France, enthousiastes, généreux, prêts à affronter tous les défis. Ils avaient répondu à son appel, comme lui-même avait répondu à l'appel, il y a plus de dix ans, lorsqu'il était parti de Nancy, diocèse prospère, pour Alger, la toute nouvelle colonie en pays musulman. ¨


La Première Caravane au campement en 1878 à Chamba Gonera

Pour certains, même parmi ses amis, c'était une folie ! Il l'avait transmise, comme par contagion, à ces jeunes hommes venus de tous les diocèses de France. Qui était le plus fou ? Lui, l'évêque d'Afrique lançant l'appel, ou ces jeunes gens qui y avaient répondu ? Quelle folie d'abandonner le siège confortable de l'évêché de Nancy pour venir se perdre de l'autre côté de la Méditerranée, dans cette nouvelle colonie d'Algérie. Quelle folie de recevoir chez lui le petit arabe affamé qui frappait à sa porte, et de lancer pour lui et ses camarades un orphelinat sans aucun espoir de résultat tangible. Quelle folie de rêver à ces pays encore inexplorés, marqués par de grandes tâches blanches sur la carte de l'Afrique, décrites comme "inexplorées", à ces populations lointaines, victimes de l'esclavage, des maladies, de la mort. Quelle folie ! Quelle folie pour ces jeunes séminaristes, ces prêtres nouvellement ordonnés, de laisser famille et amis pour aller sur un continent inconnu. Quelle folie de courir le risque de mille dangers, les maladies, les climats tropicaux, les esclavagistes … alors qu'en France, ils pouvaient envisager une vie assez confortable au milieu d'une communauté fervente et généreuse. Quelle folie !

Le rêve missionnaire

La petite église de Bagamoyo construite par les SpiritainsLéon Livinhac, Joachim Pascal, Ludovic Girault et leurs amis commençaient déjà à imaginer. L'Afrique Equatoriale, c'étaient des noms : Zanzibar, Bagamoyo, Tabora, Ujiji ; c'était des forêts peuplées d'animaux sauvages, des fièvres aussi et des dangers innombrables. Sans doute avaient-ils lu des rapports de Stanley, Livingstone, Cameron ou Burton et autres aventuriers. Mais pour eux, il s'agissait d'autre chose : non plus une exploration, mais une incarnation au milieu des pauvres. L'immense désir de " sauver les âmes ", la charité qui était la devise de leur fondateur et de leur petite Société n'était plus un vain mot, une idée généreuse et quelque peu utopique : elle était plus forte que la peur de l'inconnu, la peine de la séparation de leurs familles et de leur pays.

Envoyés aux pauvres

Qu'il nous soit permis d'imaginer quelque peu ce qui les animait, tous ces jeunes prêtres. Lorsqu'ils s'étaient portés volontaires pour la mission en Afrique en répondant à l'appel de Lavigerie, ils avaient en vue l'immense continent qui commençait à peine à être exploré ; ils avaient été profondément émus par la misère de ses populations : le climat, les épidémies, mais aussi les luttes fratricides, les famines, l'ignorance et la pauvreté.

Mais par-dessus tout l'immense plaie était encore l'esclavagisme, décrit par les explorateurs. Il avait été aboli en principe ; la traite transatlantique était pratiquement supprimée, mais elle continuait à sévir à travers le Sahara, au centre de l'Afrique Equatoriale et sur ses côtes, le long de l'Océan Indien. Les jeunes missionnaires d'Afrique avaient commencé leur expérience missionnaire en Algérie : ils enseignaient, soignaient, partageaient avec la population locale, mais les consignes étaient strictes, toute forme de prosélytisme était interdite, Lavigerie y veillait. L'heure n'était pas encore venue d'annoncer ouvertement l'Evangile.

Il est permis d'imaginer qu'ils piaffaient quelque peu d'impatience, car ils voulaient enseigner le salut en Jésus Christ. Enfin, ils pourraient prêcher, proclamer la Bonne Nouvelle, baptiser, nourrir de l'Eucharistie, apporter la libération aux pauvres. Ils pourraient enfin continuer l'œuvre du Christ, initiée à Nazareth : "L'Esprit du Seigneur est sur moi… il m'a envoyé porter la Bonne Nouvelle aux pauvres, proclamer aux captifs la libération et aux aveugles le retour à la vue, renvoyer les opprimés en liberté, proclamer une année de grâce par le Seigneur…" C'est à cela qu'ils se sentaient appelés, c'est pour cela qu'ils avaient quitté leur pays et leurs familles. Quelle joie !

Le départ

le Yang-TséEn quelques jours, les valises furent bouclées. Avant de partir, ils montèrent à la Basilique Notre Dame d'Afrique. Ils se réunirent dans la petite chapelle du pèlerinage pour chanter le "Sancta Maria" traditionnel. Puis ils embarquèrent pour Marseille. Lavigerie était parti pour trouver des fonds en France, car l'entreprise était immense : le voyage en mer, les caravanes à travers le continent, l'établissement de postes de mission, l'entretien des missionnaires et de leur personnel recruté sur place, etc.

Arrivés à Marseille, il fallut se mettre à l'ouvrage : dresser une liste de tout le matériel nécessaire, en veillant à ne rien oublier. Ils étaient les premiers à entreprendre un tel voyage et personne n'était là pour les aider de son expérience. Il fallait chercher des fournisseurs pour acheter des perles et des balles d'étoffe qui serviraient de monnaie d'échange, mais aussi des conserves de nourriture, des remèdes, quelques livres, d'autres petits détails comme l'encre, des plumes et du papier. Il fallait emballer tout ce matériel dans des caisses ou des cantines . Enfin, le jour de Pâques, 21 Avril 1878, ils embarquèrent sur le Yang-Tsé, un navire en partance pour l'Asie. Ils devaient descendre à Aden, après avoir traversé le Canal de Suez.

Gérard Guirauden

Nous projetons de continuer ce récit dans les prochaines parutions de Voix d'Afrique



.............. Suite