Voix d'Afrique N°92.

Vous avez dit
“inculturation” ?


Tout peuple, dans le monde, trouve des moyens
pour exprimer sa relation à l’univers et à Dieu


L’inculturation est dans l’air et les Africains la réclament – à leurs deux synodes, les évêques africains n’ont fait que s’associer à une revendication de leurs fidèles. Mais qu’est-ce vraiment que l’inculturation ? Le mot est nouveau : mon nouvel ordinateur (anglais) l’accepte en français, mais pas encore en anglais, bien qu’il accepte deux autres notions voisines mais différentes : enculturation et acculturation.

En fait si le mot est nouveau, la réalité est aussi vieille que l’Église, et même plus vieille que l’Église : on pourrait la montrer à l’œuvre dans l’Ancien Testament. Dans l’Église naissante, elle est tout l’enjeu de la controverse sur les conditions d’admission des Gentils (les non-Juifs) dans l’Église : devaient-ils ou non adopter les règles de pureté rituelle juives ? C’est le sujet de la lettre aux Galates et, de façon plus sereine et plus profonde, de la lettre aux Romains.

C’est aussi un thème majeur du livre des Actes des apôtres, où l’on voit l’Église naître et réaliser progressivement ce qui la distingue de l’Israël de l’Ancien Testament. Certains voulaient imposer aux ‘Gentils’ la circoncision et les interdits alimentaires des Juifs. Ceux qui le pensaient allèrent même de Jérusalem à Antioche (maintenant sur la côte sud-est de la Turquie) dire aux nouveaux chrétiens qu’ils ne pouvaient pas être sauvés autrement, et provoquèrent une crise majeure. Finalement, on tint une assemblée à Jérusalem, et après discussion Pierre trancha la question en déclarant : « Nous croyons que nous sommes sauvés de la même façon qu’eux : par la grâce du Seigneur Jésus » (Actes 14, 12) Si bien que Paul pouvait dire sans ambiguïté : « Dans le Christ Jésus, ce n’est pas le fait d’être circoncis ou de ne pas être circoncis qui compte, mais seulement la Foi opérant par la charité » (Galates 5, 6). De même, à propos de la nourriture : « Toutes les nourritures sont pures » (Romains 14, 20). Il semble en effet qu’il ait fallu un certain temps aux disciples pour comprendre ce que Jésus leur avait dit lui-même : « Ne voyez-vous donc pas que ce qui entre, de l’extérieur, dans quelqu’un ne peut pas rendre la personne impure, parce que ça n’entre pas dans le cœur mais dans l’estomac, et passe ensuite au lieu d’aisance ? (Déclarant ainsi toute nourriture pure) » (Marc 7, 18.)

Et donc les premiers chrétiens eurent à apprendre à distinguer entre ce qui était seulement coutume juive (et à ce titre inscrit par les Juifs dans leurs Ecritures) et ce qui est Loi de Dieu. Ce qui compte, c’est ‘la Foi opérant par la Charité’.

Et l’inculturation dans tout cela ? D’un côté la Foi des Juifs était inculturée dans la culture hébraïque, et ils donnaient à leur foi une expression conforme à leur culture. Déjà quelque peu purifiées – et cela de plus en plus au fur et à mesure qu’on approche du temps du Christ - leurs coutumes sont ratifiées dans les livres de l’Ancien Testament. De l’autre côté, pour être vraiment chrétiens, les convertis venant d’une autre culture n’avaient pas à suivre des coutumes qui n’étaient pas les leurs mais celles des Juifs. Ils se devaient d’être pleinement chrétiens et donc d’accorder leur mentalité et leur façon d’agir à leur foi, mais d’une façon conforme à leur culture. Et ils exprimaient leur foi dans les mots et les catégories de leur propre culture.

Mais il leur fallait aussi laisser l’Evangile purifier leur culture et en éliminer ce qui n’y était pas conciliable avec le christianisme : le culte des idoles et les sacrifices qu’on leur faisait, ‘l’exposition’ des nouveaux nés dont on ne voulait pas (c’est-à-dire l’infanticide), le divorce, le culte de l’empereur, etc… Plus souvent, des coutumes fondamentalement bonnes devaient être modifiées ou affinées plutôt que supprimées.

Et l’Évangile allait bien au-delà des coutumes et cultures existantes. Par exemple, la plupart des nations ou tribus pratiquaient largement l’hospitalité, mais elles avaient la même attitude que le Juif moyen : au maximum son ‘frère’ ou sa ‘sœur’ était son compatriote, quand ce n’était pas seulement son parent / sa parente, ou ceux et celles classés ‘gens bien’. Mais dans la parabole du Bon Samaritain, Jésus nous enseigne que n’importe qui, que Dieu met sur notre chemin, est le prochain que nous sommes appelés à aider.

Jusqu’où peut-on aller pour vivre les valeurs  traditionnelles sans mettre en péril la foi chrétienne ?Pour laisser transformer leur vie et leur façon de penser, il fallait aux premiers chrétiens assimiler le message du Christ si complètement qu’ils le reformulaient fidèlement , mais à leur manière, dans leurs mots à eux, c’est-à-dire dans la façon de penser et les concepts de leur culture de naissance… après avoir christianisé celle-ci en chemin. Sans cela leur foi resterait indéfiniment séparée de ‘la vraie vie’. Une personne vraiment à l’aise dans sa foi et sa culture est celle qui les a pleinement harmonisées – et pour être vraiment chrétien, ce ne doit pas se faire au détriment de la foi : c’est la culture qui doit se soumettre à l’arbitrage de la foi. En d’autres termes, une foi qui n’est pas ‘inculturée’ n’est pas encore complètement assimilée, ni encore complètement adulte.

C’est là le défi et la dimension d’une véritable inculturation. Les obstacles à l’inculturation sont donc des obstacles à une évangélisation complète.
Christianiser complètement une culture tout entière suppose sans doute une unanimité dans la foi qui est au delà des possibilités de nos sociétés pluralistes ; mais les premiers siècles chrétiens et en particulier les écrits des ‘Pères de l’Eglise’ sont une vaste entreprise pour acclimater le monde gréco-romain à l’Évangile, et la vie et la pensée chrétiennes à la culture gréco-romaine. C’est-à-dire à inculturer l’Évangile dans la culture gréco-romaine. Une telle inculturation n’est sans doute jamais complète, mais il nous faut travailler à ce que la culture ambiante ne soit pas incompatible avec la foi, ou diminuer au moins les champs d’incompatibilité, et distinguer les incompatibilités réelles de celles qui ne sont qu’apparentes (voir l’incompatibilité supposée entre science et foi).

Mais les cultures ne sont pas stationnaires, elles ne cessent d’évoluer, ce qui rend le devoir d’inculturation permanent – pour que la foi reste à jour et pertinente. C’est un devoir d’autant plus pressant et urgent que les changements sont profonds ou rapides, ou les deux. C’est donc un défi qui interpelle aussi les chrétiens occidentaux, pas seulement les Africains et les Asiatiques.

Les Occidentaux sont tentés de penser que les évolutions culturelles en cours dans les pays en développement aboutiront à leur adoption de la culture occidentale. Et de fait beaucoup de choses et d’idées sont empruntées au monde moderne.
Mais ces éléments ne sont pas adoptés tels quels, ni dans leur contexte culturel d’origine – ils sont adaptés à la culture locale, sans quoi elle ne les digère pas. Il n’est pas seulement suprêmement arrogant de penser que l’inculturation africaine (par exemple) est un faux problème parce que, de toute façon, tout le monde finira bien par être complètement occidentalisé – c’est une illusion pure et simple. L’influence culturelle de pays du Tiers Monde comme la Chine, l’Inde, le Brésil, l’Afrique du Sud ou le Nigéria grandit rapidement. Elle s’imposera rapidement comme une évidence.

D’ailleurs une globalisation de la culture synonyme d’uniformité et d’homogénéisation serait une grave perte pour toute l’humanité. Le monde et la nature humaine sont si complexes, et Dieu est tellement au-delà de notre expérience humaine, que chaque culture ne perçoit que quelques aspects de la réalité – mais heureusement chaque culture ajoute quelques facettes à notre compréhension. Si la culture mondiale devenait uniforme, beaucoup de ces intuitions disparaitraient.


Pierre Lafollie
M.Afr.


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