12 MAI 1890
DECES DU PERE LOURDEL (1853-1890)
MISSIONNAIRE D'AFRIQUE (PERE BLANC)
APOTRE DES BAGANDA
|

Le
12 mai 1890, à 1 heure 10 de l'après-midi, le Père
Siméon Lourdel meurt à Rubaga près de Kampala (Ouganda)
entouré par ses confrères, les Pères Camille Denoit
(1862-1891) et Alphonse Brard (1858-1918). Ainsi disparaît, à
l'âge de 37 ans, le deuxième des cinq fondateurs de l'Eglise
catholique au Buganda (partie de l'Ouganda actuel) ; les quatre autres
sont Mgr Livinhac (1846-1922), les Pères Girault (1853-1941),
Barbot (1846-1882) et le Frère Amans Delmas (1852-1895).

La mort du Père Lourdel arrive à un moment
important de l'histoire précoloniale du Buganda. Déchiré
par des rivalités religieuses et politiques, ce royaume était
devenu la proie des ambitions coloniales de l'Allemagne et de la Grande-Bretagne.
Par malheur, la mort du Père Lourdel coïncide avec le départ
de Mgr Livinhac (1846-1922),
vicaire apostolique du vicariat 'Victoria-Nyanza', élu Supérieur
général de la Société des Missionnaires
d'Afrique. La mort de l'un et le départ de l'autre sont, à
ce moment-là, une perte inestimable pour les catholiques. Ils
étaient leurs responsables les plus compétents et aussi
les plus aimés.
Le journal (diaire) de la Mission de Rubaga contient
le récit de la mort du Père Lourdel. Il s'agit de quelques
pages émouvantes d'une période de l'histoire missionnaire
mal connue. Il est intéressant de revenir sur ces pages, en tenant
compte des progrès réalisés dans le domaine de
l'histoire de la mission en Afrique équatoriale durant ces dernières
années.
Portrait (dessin) du P. Lourdel réalisé en 1906
par le P. Gustave Dehuisserre (1857-1933) sûrement à partir
d'une photo que nous n'avons plus
Quelques notes biographiques
Le
Père Lourdel, baptisé Siméon, est originaire du
diocèse d'Arras au Nord de la France. Il naît le 20 décembre
1853 au village de Dury (Pas-de-Calais) dans une famille paysanne, aisée
et très catholique ; un de ses frères deviendra chartreux.
Après ses études primaires au 'Séminaire des Saints
Anges' d'Arras, il poursuit ses études secondaires au petit séminaire
de cette même ville. Renvoyé pour manque de discipline,
il terminera ses études au collège de Saint-Bertin à
Saint-Omer. Dans sa jeunesse, il lit la vie de l'abbé Vénard
(1829-1860), mort martyr à Tonkin (Indochine). Cela éveille
chez lui le désir de devenir missionnaire, désir qu'il
partagera plus tard, au collège Saint-Bertin, avec ses amis Léonce
Bridoux (1852-1890) et Anatole Toulotte (1852-1907). Les trois amis
entreront dans la Société des Missionnaires d'Afrique
après une rencontre, en 1873, avec le Père Charmetant
(1844-1921), Missionnaire d'Afrique envoyé en France à
la recherche de candidats pour le projet de l'évangélisation
de l'Afrique, lancé à Alger par Mgr Lavigerie (1825-1892)
en 1868.
Après avoir parcouru les différentes étapes de
sa formation chez les Missionnaires d'Afrique, le scolastique Lourdel
est ordonné prêtre le lundi de Pâques, 2 avril 1877,
à Maison-Carrée, près d'Alger. Au début
de sa vie sacerdotale, il enseigne quelques mois au petit séminaire
de Notre-Dame d'Afrique, puis il rejoint, en novembre de 1877, la communauté
de Metlili au Sahara. L'année suivante, Mgr Lavigerie le nomme
membre de la première caravane pour l'Afrique équatoriale.
Il fait partie du groupe de Mgr Livinhac (1846-1922), destiné
à évangéliser les peuples de la région du
lac Victoria. Lui et le Frère Amans Delmas (1852-1895) sont les
premiers à arriver au Buganda, le 17 février 1879, après
un voyage de 10 mois. Leur caravane avait quitté Marseille le
17 avril 1878. Depuis lors et jusqu'à sa mort, le Père
Lourdel évangélise les Baganda dans la perspective de
fonder chez eux un royaume catholique suivant les instructions de Mgr
Lavigerie. En 1890, malgré la persécution de 1886, la
communauté catholique compte déjà quelques 1 200
baptisés et 10 000 catéchumènes.
Père Siméon Lourdel avec Dallington
Scorpion Mafta, son moniteur de langue (?)
Au
Buganda, le Père Lourdel est appelé 'Mapéra' ce
qui est une déformation des mots 'mon Père'. D'après
un témoignage de ses confrères, il impressionne son entourage
par son physique : haut de taille, des muscles vigoureux et des traits
rudes. Homme d'action débordant de force et d'activité,
il est un leader avec une volonté peu ordinaire et une foi solide
de campagnard. Cette présentation faite par ses contemporains
ne correspond pas avec l'image angélique du Père Lourdel
sur sa photographie la plus connue, photographie visiblement corrigée
pour satisfaire le goût religieux des catholiques français
à la fin du 19ème siècle ( à gauche).
Les derniers mois du Père Lourdel à Rubaga : février-mai
1890
A
cette époque, le Père Lourdel est devenu un personnage
influent chez les Baganda : il est simultanément supérieur
de la Mission de Rubaga, chef charismatique des catholiques et conseiller
privé du Kabaka (roi) Mwanga (v.1866-1903). Ajoutons à
cela que son ami Gabriel est commandant de l'armée royale composée,
en plus des troupes ordinaires, d'une garde spéciale de 3 370
soldats armés de vieux fusils, et équipée d'une
flotte importante de barques.
De février à mai 1890, il est hanté par le souci
de préserver l'indépendance du Buganda et le trône
de Mwanga, devenu son catéchumène. En 1888, les musulmans,
appelés les 'baadi' à cause du Mahdi du Soudan, avaient
exilé Mwanga et fondé un royaume musulman au désespoir
des catholiques. L'année suivante, ces derniers, avec leurs alliés,
avaient remis Mwanga sur le trône, après avoir battu les
'baadi'. Mais les vainqueurs, n'avaient pas été en mesure
de battre leurs adversaires d'une manière définitive :
les anglicans, se méfiant de la puissance des catholiques, avaient
refusé de participer aux combats.
Conscient de la menace d'une revanche des 'baadi', le Père Lourdel
essaie d'unir catholiques, traditionalistes et protestants pour former
une coalition basée sur un partage de pouvoir. Surtout, il redoute
une intervention de l'Anglais Jackson (1860-1938), émissaire
de l'" Imperial East-Africa Company ", et de l'Allemand Peters
(1856-1918), fondateur de la " Deutsche Kolonialgesellschaft ".
Ces deux représentants de puissances coloniales ont l'intention
de prendre le Buganda, profitant de son instabilité politique
et religieuse. A tour de rôle, ils proposent à Mwanga une
aide militaire pour combattre les 'baadi'. Leur aide a naturellement
un prix : l'Anglais Jackson exige le protectorat avec monopole du commerce
pour sa compagnie, et l'Allemand Peters exige la neutralité du
Buganda avec la liberté du commerce.
Cliquer pour agrandir la carte du Vicariat "Victoria-Nyanza"
(vers 1890)
Vu le contenu des deux propositions, le Père Lourdel conseille
Mwanga de signer plutôt un traité avec l'Allemand Peters
dans l'espoir de conserver l'indépendance de son royaume en voie
de devenir un royaume catholique. Ce traité, rédigé
en français et kiswahili, est signé le 1er mars 1890 au
grand mécontentement des anglicans. Ceux-ci, craignant une prise
de pouvoir par les catholiques, lancent un appel au secours à
l'Anglais Jackson qui se présente à la capitale royale
de Mengo, le 14 avril 1890, accompagné de trois cents Nubiens
bien armés.
Jackson, à peine arrivé, demande à Mwanga d'arrêter
Peters. Mais, sa demande arrive trop tard : l'Allemand a déjà
quitté la capitale après avoir remercié le Père
Lourdel pour les services rendus. Par la suite, Jackson a un entretien
avec le Père Lourdel qui lui conseille d'attendre avec le protectorat.
Il lui explique que " ni les Baganda, ni le roi ne sont encore
disposés à cela ". Mais Jackson, un Anglais protestant,
refuse de tenir compte du conseil de ce Père français
catholique, et, le 21 avril 1890, il demande le protectorat.
Ce que Père Lourdel a préconisé arrive. Le Kabaka
Mwanga refuse la demande de Jackson et menaçe de quitter son
royaume, accompagné de ses partisans. Finalement, pour sortir
de l'impasse, le Kabaka propose d'envoyer à Zanzibar deux ambassadeurs,
un anglican et un catholique pour soumettre aux consuls allemand et
britannique la question de savoir si le Buganda resterait libre ou deviendrait
un protectorat britannique. La proposition est acceptée par Jackson
qui se prépare alors pour partir à Zanzibar accompagné
des deux ambassadeurs Baganda.
C'est à ce moment-là que le Père Lourdel tombe
gravement malade. Entouré de ses confrères, les Pères
Brard et Denoit, il meurt le 12 mai 1890 à Rubaga d'une hépatite,
selon un diagnostic de l'époque. Son vicaire apostolique apprenant
la nouvelle, écrit à Maison-Carrée : " Il
est le huitième confrère qui nous quitte depuis huit mois
".
Sur
son lit de mort, le Père Lourdel a désigné le Père
Brard (1858-1918) comme son successeur. 'Cette nomination' sera confirmée
au début du mois de juillet par Mgr Hirth (1854-1931), le successeur
de Mgr Livinhac comme vicaire apostolique du vicariat 'Victoria-Nyanza'.
En attendant, la fonction de supérieur de Rubaga sera exercée
par le Père Lombard (1857-1893) en raison de son âge
; il était en voyage lors du décès de son confrère.
La
succession du Père Lourdel par le Père Brard pose
question. Originaire de la Normandie, ce Père est arrivé
à Rubaga le 28 avril 1890. Il ne connaît ni le Buganda
ni ses habitants. Pourquoi le Père Lourdel a-t-il désigné
le Père Brard comme son successeur ? Et pour quels motifs Mgr
Hirth a-t-il confirmé cette succession étonnante étant
donné qu'il y avait d'autres candidats valables ? Après
le décès du Père Lourdel, le Père Denoit
est perçu comme " l'âme de la mission du Buganda ".
Mais Mgr Hirth donne sa confiance au Père Brard. Les deux se
connaissent très bien ; ils étaient arrivés en
Afrique équatoriale avec la même caravane au mois de septembre
1887. Le Père Brard est un homme énergique, plein de zèle.
Il a commencé sa vie missionnaire à Kipalapala, près
de Tabora. Plus tard, en 1900, il sera, avec Mgr Hirth, un des quatre
fondateurs de l'Eglise catholique au Rwanda.
Père Brard portant le casque colonial
assis à côté du Père Hirth (1887)
Le rédacteur du récit de la mort du Père Lourdel
dans le journal de Rubaga
Pour le moment, il est impossible d'identifier avec certitude le rédacteur
de ce récit. Habituellement, le journal d'une Mission était
rédigé par son supérieur. Cela faisait partie de
ses responsabilités. En quelque sorte, le journal était
son aide-mémoire pour rédiger les rapports demandés
par son vicaire apostolique. Lors de la maladie du Père Lourdel,
le journal de Rubaga a été tenu en attendant par un des
deux confrères présents : le Père Brard ou le Père
Denoit. Mais lequel ?
Le Père Brard était arrivé à la Mission
de Rubaga seulement quelques semaines avant le décès du
Père Lourdel. Nous supposons qu'il n'était pas à
la hauteur pour tenir le journal de Rubaga vu sa méconnaissance
de la situation à la Mission. Par contre, il est bien probable
que le journal ait été tenu par le Père Denoit
(1862-1891).
Le
Père Denoit, originaire du diocèse de Rodez était
arrivé à Rubaga en mai 1886. D'après ses confrères,
il connaissait très bien la langue et les coutumes du pays ainsi
que " les traditions des premiers missionnaires ". Cela apparaît
dans le récit. A plusieurs reprises, il utilise des mots de la
langue luganda : 'lubugo - étoffe fabriquée avec l'écorce
de ficus' et 'Mwana wa Mbuga - fils de la cour'. Il utilise aussi un
vieux mot anglais : 'bifti - bouillon de viande', introduit au Buganda
par les missionnaires anglicans. Eprouvant une grande admiration pour
le Père Lourdel, il oublie parfois le sens de l'objectivité,
ce qui est tout à fait compréhensible compte tenu des
circonstances dramatiques. S'agit-il d'une mauvaise formulation ou d'une
exagération maladroite quand il écrit " des centaines
de chrétiens qui versent leur sang pour témoigner de leur
foi " ? En réalité, parmi les victimes de la persécution
de Mwanga de 1886, il y avait 37 catholiques. Le rédacteur nous
fournit avant tout des informations précieuses concernant la
connaissance médicale des premiers missionnaires et la maladie
du Père Lourdel avec l'heure exacte de son décès.
Le récit de la mort du Père Lourdel dans le journal
de Rubaga (mai 1890)
Nous avons utilisé le texte orignal conservé aux Archives
des Missionnaires d'Afrique à Rome. Ce texte a été
publié pour la première fois en 1891 dans 'Chronique Trimestrielle',
une publication destinée alors uniquement aux membres de la Société
des Missionnaires d'Afrique. Son caractère d'exclusivité
explique pourquoi le texte original a été respecté,
malgré quelques petites corrections. Il existe aussi une copie
dactylographiée. Malheureusement elle n'est pas fiable ; elle
a été réalisée par une personne qui a manqué
de rigueur professionnelle.
4
- 7 mai (1890) - Lauzi, le chef
de Sésé, chassé par les protestants et qui
se fait instruire chez nous, vient plaider sa cause devant le roi.
Mwanga, lui déclare qu'il ne le chassera jamais, qu'il peut
aller reprendre sa place ; sa cause est gagnée ; et il retourne
à Sésé avec plusieurs catéchistes. Le
R. Père Lourdel s'apprêtait à aller chercher
le P. Lombard et le Fr. Amans à Sésé et à
faire une tournée apostolique dans l'île de Sésé,
infectée par les protestants, quand il est tout à-coup
pris d'un petit accès de fièvre ; d'autre part, la
guerre n'est pas terminée ; il décide de rester et
d'envoyer les barques chercher les confrères.
Jeudi 8 mai -
Le P. Lourdel a toujours un peu de fièvre ; il prend une
purge au calomel.
Vendredi 9 mai - Samedi 10 mai -
Notre malade empire ; à chaque instant, il vomit des glaires
; nous lui donnons un purgatif qui fait peu d'effet. Nous administrons
la quinine à haute dose ; il est très agité
; il se plaint du dos, de la poitrine, des jambes, du foie ; nous
lui appliquons des mouches de Milan, mais rien ne le soulage.
Dimanche 11 mai - Le mal s'aggrave
toujours ; notre cher malade s'est préparé à
la mort pendant la nuit ; le matin, nous célébrons
le Saint Sacrifice de la messe dans sa hutte et il fait la sainte
Communion. Le hoquet commence, nous parvenons à l'arrêter
avec des capsules d'éther ou de chloroforme, mais au moindre
effort qu'il fait, il reparaît ; aussi, n'a-t-il plus de
forces est-il devenu plus calme ; nous lui donnons un peu de vin
et de bifti ; mais il ne garde rien. Il a toujours sa connaissance,
parle peu si ce n'est pour demander pardon à Dieu de ses
nombreux péchés ; il ne demande qu'à mourir
; il n'est plus bon à rien. Le Ciel, Marie, Jésus,
tel sont les objets de ses pensées ; il ne regrette qu'une
chose, de n'avoir pas mieux servi le Bon Dieu et il pleure comme
un enfant tout en récitant son chapelet. Il veut à
tout prix qu'on le mette par terre pour mourir ; il n'est pas
digne de mourir sur son lit de toile. Quelques-uns des principaux
chrétiens sont admis dans sa hutte ; il leur fait ses adieux,
leur dit de rester toujours bons chrétiens, de prier pour
lui, leur pays et leur roi ; il leur recommande aussi la patience.
Dans la soirée, nous lui administrons le sacrement de l'extrême
Onction qu'il a demandé lui-même ; il répond
aux prières du rituel. L'expédition est rentrée,
car les baadi n'ont pas paru ; nos chrétiens viennent prendre
des nouvelles de notre malade ou réciter leur chapelet
autour de sa case dans le plus profond silence ; la consternation
règne dans la maison, " Mapéra va mourir ",
et tous demandent encore à le voir, à lui parler
encore une dernière fois, mais il ne peut recevoir personne.
Lundi 12 mai - Le pauvre Père
a eu le hoquet toute la nuit, il a seulement cessé ce matin
; une sueur froide mouille tout son corps ; dès le matin,
il dit : " je vais mourir aujourd'hui ", et il fait
encore généreusement le sacrifice de sa vie ; il
parle très difficilement ; cependant, il dicte ses dernières
volontés, nous recommandant de prier beaucoup pour lui
et demande l'indulgence in articulo mortis. A partir de 10 h,
il ne parle plus ; nous lisons les prières des agonisants.
Mwanga nous fait avertir qu'il veut venir voir notre mourant ;
nous lui disons de se hâter ; peu à peu, le pouls
disparaît ; le corps se refroidit, les yeux se fixent ;
il fait un léger mouvement et rend sa belle âme à
Dieu à 1 h 10 de l'après-midi. Mwanga arrive au
moment où il venait de rendre le dernier soupir ; le pauvre
roi reste interdit en face du cadavre ne pouvant articuler un
seul mot. " Mapéra est mort " a bientôt
fait le tour de la capitale. Tous nos chrétiens arrivent
aussitôt à la Mission. Les protestants eux-mêmes,
le ministre (katikiro) en tête, viennent nous rendre visite
; jusqu'aux païens qui veulent voir Mapéra. Toute
la soirée, il y a foule dans la pauvre cabane où
nous avons exposé le Père à l'intérieur.
Les Chrétiens récitent le chapelet avec un religieux
silence. Le roi, les grands offrent des étoffes, des lubugos
pour ensevelir le mort selon les coutumes du pays ; nous les refusons,
quelques-uns cependant nous forcent à accepter leurs lubugos.
Mardi 13 mai - A quatre heures,
nos chrétiens, baptisés et catéchumènes,
sont déjà là récitant leur chapelet
soit à la chapelle, soit autour du cadavre de leur Père
bien-aimé. La levée du corps a eu lieu à
6 heures ; nous célébrons la sainte messe, donnons
l'absoute et le conduisons à sa dernière demeure
à 20 mètres derrière la grande chapelle que
le Révérend Père avait fait commencer et
qui n'est pas encore achevée. Les chrétiens passent
la journée à élever un petit édifice
sur la tombe selon la coutume du pays.
Tombeau du Père Lourdel avec la hutte funérale
(1890 ?)
M. Jackson qui devait partir aujourd'hui
remet son départ à demain ; il vient nous faire
sa visite avec M. Gordon et les autres blancs. Nous pouvons enfin
prendre un peu de repos et comprendre mieux encore le malheur
dont le bon Dieu vient de nous frapper. Quel vide dans le Buganda
! Que la volonté de notre bon Maître soit faite.
Comme nous l'avons vu dans les pages précédentes,
le R. Père Lourdel était rentré dans le Buganda
en triomphateur, en roi ; il était la terreur des protestants,
un frère pour le roi, un Père pour les chrétiens
qu'il avait presque tous régénérés
par le St. baptême, une force pour ses enfants auxquels
il ne cessait de prêcher l'union, la patience, la charité.
Il semblait que le bon Dieu l'appelait à conquérir
à sa Sainte religion tout ce beau pays de l'Uganda ; les
païens eux-mêmes ne connaissaient notre sainte religion
que sous le nom de " religion de Mapéra ". Et
voilà que notre bon Maître le rappelle à lui.
Il n'était donc revenu que pour être enterré
dans son Buganda qu'il avait tant aimé, au milieu de ses
enfants pour lesquels il avait dépensé sa vie. Au
moins, il ne paraîtra pas les mains vides devant le souverain
Juge.
Le R.P. Lourdel a passé douze ans
dans l'Afrique équatoriale ; il faisait partie de cette
première caravane que l'on pourrait appeler caravane des
martyrs. Il fut le premier missionnaire catholique qui pénétra
dans l'Uganda en Janvier 1879, allant préparer les voies
à Mgr Livinhac et ses confrères. Il se donna tout
entier à son uvre difficile. A force de patience
et de douceur, il acquit l'affection de Mteça et mérita
le surnom de " Mwana wa Mbuga ", le fils de la cour.
Il repart du Buganda, va fonder un poste dans l'Ukuné et
revient dans l'Uganda où règne Mwanga. C'est un
exercice continuel de patience. Dieu seul sait les ennuis, les
craintes qu'il a eu à essuyer ; des centaines de chrétiens
qui versent leur sang pour témoigner de leur foi. Enfin,
après avoir ajouté à tous ces mérites,
ceux de la prison, des coups et des menaces de mort, il est chassé
du Buganda et condamné à abandonner ses chers chrétiens.
De retour dans le sud, il fonde le poste de Nyégézi
pour les baganda, mais dès qu'il apprend que l'Uganda pourrait
se rouvrir, il vole au Bulimbugwé au milieu de ses chrétiens.
En voilà plus qu'il n'en faut de travaux, de voyages et
de souffrances pour remplir une vie de missionnaire et pour mériter
le nom " d'Apôtre de l'Uganda ".
Près de 1200 baptêmes ont
été administrés dans l'Uganda et le nombre
de catéchumènes s'élève à dix
mille. Maintenant, nous n'avons plus qu'à suivre les exemples
de vertus laissés par notre vénéré
confrère. Puisse-t-il être toujours vivant au poste
de Ste-Marie de Rubaga, un zèle infatigable, une patience
à toute épreuve, une douceur, une affabilité,
un entrain qui gagnait tous les curs et surtout la charité
avec les confrères.
Jeudi 15 mai - Ascension. - Nous
expédions un courrier au Bukumbi pour annoncer la mort
du P. Lourdel. - M. Jackson est parti aujourd'hui accompagné
d'un chrétien qui va demander à la côte la
liberté de l'Uganda au nom du roi, de tous les chrétiens
et de tous ceux qui ne se font pas instruire, et d'un protestant
qui va demander le protectorat au nom des non Anglais. - Nous
portons au roi le fusil du P. Lourdel, à Mwanga qui avait
manifesté le désir d'avoir un souvenir de Mapéra.
Nous rencontrons à la cour M. Gordon et M. Gedges.
|
Le récit de la mort du Père Lourdel
et sa publication par le chanoine Nicq
Le chanoine Nicq est le premier historien à employer ce récit
comme témoignage historique pour son uvre intitulé
: " Vie du révérend Père Siméon Lourdel
de la Congrégation des Pères Blancs de Notre-Dame d'Afrique
: premier missionnaire catholique de l'Ouganda (Afrique équatoriale)
". Cette biographie de 675 pages est le résultat de 4 ans
de travail. D'après les informations sur la couverture, elle
a été publiée à Paris en 1896. Mais en réalité,
elle a déjà quitté l'imprimerie vers la fin de
l'année 1895. Sa publication n'a pas été dépourvue
de certains risques. Le chanoine la publie quelques années après
la guerre civile de 1892 au Buganda, une guerre avec des conséquences
désastreuses pour les catholiques et pour le Buganda, devenu
un protectorat britannique. Le gouvernement de Londres avait reconnu
sa responsabilité pour la destruction des Missions catholiques,
mais il n'avait pas encore indemnisé les Missionnaires d'Afrique
; il le fera en avril 1898, leur payant 10 000 livres sterling.
L'auteur de la biographie, le chanoine Nicq, ancien directeur du grand
séminaire d'Arras et doyen à De Rivière (Pas de
Calais), opte pour une approche religieuse de son sujet. Faisant ce
choix, il présente les faits historiques sous cet angle-là.
Il décrit le Père Lourdel comme " une des gloires
de sa Congrégation, l'un des missionnaires les plus remarquables
de son époque" et " on peut le dire, de ce siècle
si fécond en grands missionnaires ". Son héros est
" le guide et le modèle de ceux qui sont appelés
à lui succéder ".
Mgr Livinhac, Supérieur général des Missionnaires
d'Afrique, confirme cette approche religieuse dans son petit mot d'introduction
: " Espérons que (la biographie) suscitera de généreux
dévouement en faveur d'une race d'autant plus digne de compassion
qu'elle a été plus méprisée et plus maltraitée
durant tant de siècles, et en particulier, en faveur des Baganda
que votre récit nous montre si bien doués sous le rapport
de l'intelligence, du caractère, et par là capables de
grandes choses ".
Le 17 novembre 1895, la biographie est employée pour la première
fois au noviciat des Missionnaires d'Afrique lors d'une lecture spirituelle
: " Ce soir, au milieu du souper, il se fait un grand silence ;
d'un commun accord les mâchoires s'arrêtent et en un instant
tous les yeux sont tournés vers la chaire. Le lecteur, après
une large pause, vient d'entonner de sa plus belle voix : 'Vie du R.P.
Lourdel, des Pères Blancs, par Mr l'Abbé Nicq'. Un soupir
de satisfaction est prêt à s'échapper de toutes
les poitrines. C'est, en effet, l'histoire d'un de nos devanciers, notre
frère aîné ; c'est aussi la première vie
de Père Blanc qu'on publie, et de plus, l'origine de cette belle
mission de l'Ouganda s'y trouve racontée tout au long
".
Quant au récit de la mort du Père Lourdel, le chanoine
Nicq n'a probablement pas eu accès au texte orignal tel qu'il
se trouve dans le journal de Rubaga. Sans aucun doute, il a dû
se contenter du récit publié dans la " Chronique
Trimestrielle " de 1891. Bien que le biographe ait copié
le texte avec une certaine précision, il laisse de côté
quelques passages considérés trop confidentiels à
l'époque. Manque par exemple : "
il est chassé
du Buganda et condamné à abandonner ses chers chrétiens.
De retour dans le sud, il fonde le poste de Nyégézi pour
les Baganda, mais dès qu'il apprend que l'Uganda pourrait se
rouvrir, il vole au Bulimbugwé au milieu de ses chrétiens
".
Manque aussi un autre passage : " Près de 1200 baptêmes
ont été administrés dans l'Uganda et le nombre
de catéchumènes s'élève à dix mille
".
Le contenu du récit sera modifié quand la biographie
est rééditée en 1906 et en 1922, à Maison-Carrée,
par la Société des Missionnaires d'Afrique, sous un nouveau
titre : " Le Père Siméon Lourdel de la Société
des Pères Blancs et les premières années de la
Mission de l'Ouganda (Afrique équatoriale) ". La deuxième
et la troisième édition, ayant le même format que
la première, comptent respectivement 627 pages et 546 pages
Le Père Mercui (1854-1947), premier historien de la Société
des Missionnaires d'Afrique, fait remarquer que ces deux éditions,
ont été modifiées par Mgr Livinhac. Apparemment,
celui-ci n'était pas tout à fait satisfait de l'uvre
du chanoine Nicq malgré le fait qu'elle ait reçu un prix
de l'Académie Française. Mgr Livinhac, par ses modifications,
a-t-il voulu présenter le Père Lourdel davantage comme
un modèle à suivre ? Pour l'instant, nous n'avons pas
de données pour clarifier ses motifs.
Nous publions ici la version du récit présentée
dans la deuxième édition de 1906. Cette version permet
de voir où le texte original a été changé
et comment il a perdu son esprit d'authenticité de 1890. Nous
nous demandons si le chanoine Nicq a donné son accord pour ces
modifications. Il est même possible qu'on ne le lui ait jamais
demandé, étant donné qu'il était décédé
avant la publication. Mais cela nous n'avons pas pu le vérifier
encore.
Voici les pieux détails qui nous
ont été laissés sur la fin de l'apôtre
de l'Ouganda.
Lundi, 11 mai. - " Le mal s'aggrave
toujours. Notre cher malade se prépare à la mort
pendant la nuit. Le matin nous célébrons le Saint-Sacrifice
dans sa case, et il faisait la sainte Communion. Malgré
sa faiblesse, il garde sa connaissance, mais parle peu si ce n'est
pour demander pardon à Dieu. Il ne veut pas guérir,
il n'est plus bon à rien ! dit-il. Le Ciel, Marie, Jésus,
tels sont les objets de ses pensées. Il ne regrette qu'une
chose, c'est de n'avoir pas mieux servi le bon Dieu, et il pleure
comme un enfant, tout en récitant son chapelet. Il veut
à tout prix qu'on l'étende sur la cendre pour y
rendre le dernier soupir.
" Quelques-uns des principaux néophytes
sont admis dans la hutte : il leur fait ses adieux, leur recommande
de rester toujours bon chrétiens, de prier pour lui, pour
leur pays et pour leur roi. Dans la soirée, nous lui administrons,
sur sa demande, l'Extrême-Onction. Il répond aux
prières du rituel.
" Mapéra va mourir ! c'est le seul mot qu'on entende.
Tous les chrétiens demandent à le voir encore, à
lui parler une dernière fois, mais nous ne pouvons le permettre,
vu son état de faiblesse extrême.
Mardi, 12. - " Ce matin, une
sueur froide inonde tout son corps. Dès la pointe du jour,
il nous dit : Je vais mourir aujourd'hui
Et il fait encore
généreusement le sacrifice de sa vie. Il parle très
difficilement ; cependant, il nous dicte ses dernières
volontés, nous recommande de beaucoup prier pour lui, et
demande l'indulgence in articulo mortis. A partir de dix heures,
il ne parle plus ; nous lisons les prières des agonisants.
" Mwanga nous fait avertir qu'il veut
voir le malade. Nous lui disons de se hâter. Peu à
peu le pouls disparaît, le corps se refroidit. Le mourant
lève alors les yeux au ciel avec un sourire ineffable qui
laisse croire à une vision. Un instant après, il
fait un léger mouvement et rend sa belle âme à
Dieu à une heure de l'après-midi. Mwanga arrive
juste à ce moment. Le pauvre roi reste interdit en face
du corps, ne pouvant articuler un seul mot.
" Mapéra est mort ! "
cette nouvelle a bientôt fait le tour de la Capitale.
" Tous nos chrétiens accourent à la Mission
; les protestants, le ministre en tête, viennent nous rendre
visite ; les païens eux-mêmes veulent voir Mapéra.
Toute la soirée, il y a foule dans la pauvre cabane où
nous avons exposé ses restes. Le roi, les Grands, offrent
des étoffes, pour ensevelir le mort selon la coutume du
pays ; nous les refusons, mais quelques-uns cependant insistent
tant que nous acceptons ce touchant témoignage de respectueuse
sympathie.
Mercredi, 13. - A quatre heures,
tout notre monde est déjà là récitant
le chapelet. A six heures, a lieu le service funèbre, puis
nous conduisons à sa dernière demeure, la dépouille
mortelle de notre confrère, à vingt mètres
de la grande chapelle qu'il avait fait commencer et qui n'est
pas encore achevée. Les chrétiens passent la journée
à élever une case de roseau sur la tombe, selon
la coutume du pays. M. Jackson qui devait partir aujourd'hui,
remet son départ à demain. Il vient avec M. Gordon
et les autres Européens nous offrir ses condoléances.
" Le silence se fait peu à
peu autour de nous et nous pouvons mieux sentir le malheur qui
vient de nous frapper. Quelle perte pour nous, pour les chrétiens,
pour l'Ouganda tout entier !
" Il n'était donc revenu que pour mourir dans cet
Ouganda qu'il avait tant aimé, au milieu de ses enfants
pour lesquels il avait épuisé sa vie ! Au moins
il ne paraîtra pas les mains vides devant le Souverain Juge
".
Le rédacteur du Journal de la Mission,
après un bel éloge du P. Lourdel, résume
ainsi son apostolat.
" Le P. Lourdel a passé, dit son confrère,
douze ans dans l'Afrique équatoriale. Il faisait partie
de cette caravane, qui la première est allée planter
la croix au centre de l'Afrique. Il fut le premier missionnaire
catholique qui pénétra dans l'Ouganda, et il est
le premier Européen qui y soit enterré. Il arriva
ici en février 1879, venant préparer les voies à
ses confrères. Il se donna tout entier à une uvre
hérissée de difficultés. A force de patience
et de douceur, il gagna l'affection de Mtéça et
mérita le surnom de Mwana wa kibouga " le fils de
la cour ". Sa vie est un exercice continuel de patience.
Dieu seul sait les ennuis, les souffrances qu'il a eu à
supporter. Mais tous ces travaux portent leurs fruits et engendrent
de nombreux chrétiens qui versent leur sang pour témoigner
de leur foi. Enfin, après avoir ajouté à
tous ces mérites ceux de la prison, des coups et des menaces
de mort, il tombe, enseveli, pour ainsi dire, dans son triomphe.
Et voilà, certes, plus qu'il n'en faut pour mériter
le nom " d'Apôtre de l'Ouganda ".
" Pour nous qui avons eu le bonheur
de partager ses travaux, puissions-nous marcher sur ses traces
et imiter son zèle infatigable, sa patience à toute
épreuve et son affabilité qui lui gagnaient tous
les curs " !
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Les 5 textes, l'original de 1890, et les 4 autres publiés en
1891, en 1896, en 1906 et finalement en 1922 ont leur importance pour
ceux qui s'intéressent à l'histoire de l'Afrique équatoriale
en général et à celle de son évangélisation
en particulier. Le premier est un témoignage unique d'un évènement
historique, le décès du Père Lourdel, et les 4
autres montrent comment ce témoignage a été présenté
à un certain moment de l'histoire suivant des critères
liés à un contexte donné. Pour un chercheur, il
est important de savoir qu'il y a donc 5 versions d'un même récit.
Quand il les utilise pour des buts différents, il doit en tenir
compte. En terminant, nous signalons qu'il existe une traduction italienne
et espagnole de l'édition de 1922. La traduction espagnole a
été publiée en 1945.
A consulter également :Ouverture
de notre nouvelle paroisse de Mapeera-Nabulagala Kampala Ouganda où
fut célébré la première messe au Buganda,
et une page sur Les Premiers Pères
Blancs en Ouganda 1879
BIBLIOGRAPHIE : A.G.M.Afr, Journal
de la Mission de Rubaga :14/09/1889 - 27/02/1891, N° 148. A.G.M.Afr,
Journal de la Mission de de Rubaga (1889-1892) : Mai - Juin 1890, pp.
21-25. A.G.M.Afr, Journal du noviciat des Missionnaires d'Afrique :
1894 - 1896, 17 novembre 1896, p. 340. " Diaire du Buganda : septembre
1889 - août 1890 ", in Chronique Trimestrielle, Alger, 1891,
1er Trim., pp. 342-380. A.G.M.Afr., " Le Père Lourdel ",
in Notices nécrologiques : 1873 - 1902, Tome I. Nicq A., Vie
du révérend Père Siméon Lourdel de la Congrégation
des Pères Blancs de Notre-Dame d'Afrique : premier missionnaire
catholique de l'Ouganda (Afrique équatoriale), Paris, 1896, 675
pp. - Le Père Siméon Lourdel de la Société
des Pères Blancs et les premières années de la
Mission de l'Ouganda (Afrique équatoriale), Alger, 1906, 627
pp. - Le Père Siméon Lourdel de la Société
des Pères Blancs et les premières années de la
Mission de l'Ouganda (Afrique équatoriale), Alger, 1922, 545
pp. - Frente a Frente. Vida del P. Simeon Lourdel de los PP. Blancos.
La epopeya misionera de los Grandes Lagos Africanos (Traducción
del Francés por F. Aramendia), Madrid, 1945, 617 pp. DUVAL A.,
le Père Siméon Lourdel : Apôtre de l'Ouganda (1853-1890),
Paris, 2004, 274 pp. MINNAERT S., " Le Kabaka Mwanga du Buganda
", in Premier Voyage de Mgr Hirth au Rwanda : novembre 1899 - février
1900, Kigali, 2006, pp 176-190.
Rome, le 18 Juillet 2007
P. STEFAAN MINNAERT, M.Afr.
Photos: Archives Maison Généralice Copyright©