
Le Cardinal Charles-Martial
Lavigerie 1825-1892
4. Une
Vision Africaine
L'évolution
du monde au XIXe siècle concerne tous les secteurs d'activités
d'ordre intellectuel, politique, technique, industriel, social,
etc. Elle porte également sur la découverte relativement
rapide par les Européens d'un continent dont l'intérieur
représente jusqu'alors pour eux un vaste inconnu: l'Afrique.
Au début du siècle, ils en connaissent les côtes
et certains pays qui les bordent. Tout au sud, les régions
du Cap sont anciennement colonisées. Au nord, l'Algérie
sera conquise à partir de 1830, et des relations existent
avec la Tunisie et surtout l'Egypte. Mais l'immense zone s'étendant
du Sahara au fleuve Orange n'est meublée sur les cartes que
par des dessins fantaisistes.
Peu
à peu les explorateurs vont préciser le tracé
des cours d'eau et des routes, l'emplacement des montagnes et des
villes, recueillir des informations sur les peuples divers qu'ils
rencontrent. Des peuples jamais atteints par l'Evangile: les missions
catholiques et protestantes vont donc participer à ce mouvement
général pour le leur transmettre. Dans l'Eglise romaine,
des congrégations missionnaires existent déjà,
mais d'autres se fondent pour cette tâche particulière.
L'lnstitut de Vérone, qui sera illustré par Daniele
Comboni, s'engage dans la vallée du Nil (actuel Soudan).
Les Spiritains s'établissent au Sénégal, Gabon,
Angola et Zanzibar, les missionnaires de Lyon à Lagos et
au Dahomey (actuel Bénin). Ces derniers resteront longtemps
établis sur les côtes sans pouvoir étendre leur
action au delà, car les relations suivies avec l'intérieur
du continent ne sont guère possibles pour des Européens.
Comment y faire pénétrer l'Evangile?
Lavigerie,
alors évêque de Nancy, découvre, semble-t-il,
ce problème en rencontrant Daniele Comboni à Paris
en 1865. Sa conviction désormais est faite. Elle explique
en grande partie son acceptation du siège d'Alger l'année
suivante, après la mort du titulaire. Quitter un diocèse
florissant pour s'exiler en Afrique dans un évêché
beaucoup moins brillant du point de vue ecclésiastique: cette
démarche causa une vive surprise. Il s'en expliqua: sa vision
en effet ne s'arrêtait pas aux limites de cette nouvelle juridiction.
L'Algérie, écrit-il, est une "porte ouverte"
sur l'intérieur du continent: c'est à cette échelle
qu'il pense entreprendre son action missionnaire. Mais comment réaliser
une oeuvre de telle envergure? Précisément, l'année
même où il débarque à Alger, en 1867
l'un des grands écrivains catholiques du XIXe siècle,
Montalembert, achève la publication d'un ouvrage monumental
en sept volumes, Les Moines d'Occident. L'auteur retrace une longue
histoire, celle des "siècles obscurs" du haut Moyen-Age.
Dans
une Europe en régression à la suite de la ruine de
l'empire romain, puis des grandes invasions, les grandes abbayes
avaient sauvé, et même enrichi tout un patrimoine de
civilisation en constituant à la fois des foyers de prière,
des centres d'études et des zones d'extension du travail
agricole. Lavigerie, toujours intéressé par l'histoire
de l'Eglise, s'est procuré cet ouvrage. Il y voit l'exemple
d'une entreprise que nous appellerions aujourd'hui de développement:
un développement complet, portant sur tous les niveaux, spirituel,
intellectuel et matériel. Ne pourrait-on la relancer en Afrique?
Une telle pensée se fonde évidemment sur la base des
connaissances que l'on possède alors en Europe sur ce continent?
elles donnent le plus souvent l'image de populations arriérées
et barbares. Cette situation paraît comparable à celle
de l'époque décrite par Montalembert et suggère
au nouvel archevêque d'Alger une voie semblable de redressement:
" Il y a douze siècles, écrit-il,
l'Europe présentait à peu près le même
spectacle que présente aujourd'hui notre Afrique.
[ .. ] Tout semblait irrémédiablement
perdu, lorsque du sein de cette société s'éleva
tout d'un coup une armée qui sauva le monde, ouvrit partout
des asiles aux petits, aux faibles, aux malades, et par un travail
continu de six siècles forma, par son exemple et son influence,
le monde nouveau dont nous sommes les fils. "
" Cette armée, ce fut celle des moines,
de nos moines d'Europe dont saint Benoît fut le législateur
et qui, par le travail des mains, par celui des champs surtout,
par l'exercice de la, charité, par l'éducation des
enfants, par l'exemple et l'influence de ses vertus, a fait sortir,
de la barbarie des vainqueurs et de la décadence des vaincus,
nos nations européennes. "
Renouveler
en Afrique l'action des grandes abbayes du Moyen-Age européen:
Lavigerie le tentera à plusieurs reprises. Les circonstances
l'empêchèrent d'en poursuivre la réalisation,
mais l'idée ne l'abandonnera pas jusqu'à la fin de
sa vie.
Si,
avec le recul du temps, un projet d'une telle ampleur nous parait
quelque peu utopique, la conception de base n'en reste pas moins
féconde. Cet évêque ne voit pas seulement dans
l' être humain une âme à sauver, mais une personne
qui doit développer toutes ses composantes et, dans ce but,
trouver tout d'abord les conditions de sa subsistance matérielle,
Une personne qui n'est pas seulement individuelle, mais vivant dans
un cadre social déterminant pour le meilleur et pour le pire.
Tout se tient, et la vision missionnaire de Lavigerie prendra toujours
en compte l'ensemble de ces éléments.

|