
Le Cardinal Charles-Martial
Lavigerie 1825-1892
2.
Une
Vision Orientale
En
1856 Lavigerie accepte la direction de l'Oeuvre des Ecoles d'Orient
récemment fondée en vue de soutenir les établissements
religieux exerçant leur activité, spécialement
scolaire, dans
l'Empire ottoman. Quelques années plus tard, en 1860, cette
fonction l'engage dans une démarche plus précise quand
des chrétiens sont victimes de massacres et dévastations
perpétrés par les Druses. Après avoir recueilli
des ressources importantes, il les porte lui-même sur place
pour secourir les réfugiés et les aider à reconstruire
leurs villages.
Durant
trois mois, il sillonne le Liban et se rend à Damas, puis
Jérusalem. Il ne se contente pas d'une simple organisation
caritative: ses nombreux contacts lui donnent un vive conscience
de la situation des églises orientales et de l'attitude prise
à leur égard par les latins, c'est-à-dire la
Custodie franciscaine établie de longue date, et la patriarcat
restauré en 1847. Ces derniers s'efforcent d'obtenir l'adoption
du rite latin de la part de leurs fidèles non seulement orthodoxe
mais aussi membres des communautés rattachées à
Rome. Une telle méconnaissance de valeur des traditions orientale
provoque une vive amertume chez ceux qui s'en réclament et
une profonde méfiance envers toute démarche d'inspiration
romaine : obstacle majeur à l'union des Eglises. Lavigerie
le constate avec peine, et sa pensée se précise très
vite en réaction contre une telle pratique : il est nécessaire
de respecter les traditions et rites orientaux qui constituent un
riche patrimoine chrétien.
Une
attitude nouvelle s'impose donc, et d'abord envers les communautés
unies à Rome. Au lieu de les grignoter par une latinisation
ruineuse pour elles, il faut les aider à prendre davantage
de consistance. La tâche primordiale consiste dans une formation
plus solide de leur clergé aux points de vue spirituel et
intellectuel. Les missionnaires latins devraient apporter leur concours
non dans une vue d'assimilation mais, à l'inverse, en adoptant
leur rite propre pour les servir de l'intérieur. Une perspective
plus large pourra alors se dégager. La pleine valeur reconnue
aux traditions orientales ne manquerait pas de faire tomber peu
à peu les méfiances séculaires des orthodoxes
vis-à-vis de tout rapprochement avec Rome. Une chose est
claire: l'Eglise fonde son unité sur une foi commune, mais
doit en respecter les diversités d'expression selon la culture
propre à chaque peuple. Ces deux termes, unité et
diversité, s'opposent souvent quand on les considère
de façon superficielle. Ils sont en fait complémentaires.
Très
tôt le directeur de l'Oeuvre des Ecoles d'Orient formule ces
idées maîtresses et tente de les faire admettre durant
son séjour à Rome en tant qu'auditeur de la Rote.
Un certain temps toutefois devra s'écouler avant qu'il acquit
l'autorité nécessaire pour les promouvoir. En 1878
une occasion se présente. Le gouvernement français
avait reçu du sultan de Constantinople l'église Sainte-Anne
de Jérusalem après le guerre de Crimée. Après
avoir pourvu à sa restauration, il cherchait, en accord avec
le Saint-Siège, une congrégation religieuse capable
d'en assurer la garde. Lavigerie, alors archevêque d'Alger,
l'obtint en faveur de la société de missionnaires
fondée par lui dix ans auparavant. Quelques uns d'entre eux
s'y installent aussitôt et ne tardent pas à lui faire
part de leur étonnement en constatant le discrédit
manifesté par le clergé latin envers les orientaux,
résolus de ce fait à se maintenir dans une attitude
d'éloignement. La réponse est sans ambages:
"Je vous en avais prévenus, et cet éloignement
est, sur beaucoup de points, fondé en raison. Mais cependant
je ne saurais trop vous recommander de repousser un tel sentiment,
qui est aussi contraire à la charité chrétienne
qu'aux véritables intérêts de l'Eglise en Orient.
Le latinisme ou la latinisation des orientaux est une des erreurs
les plus lamentables des missionnaires latins qui se trouvent en
Orient. Un tel système n'a aucune chance d'avenir, et vous
voyez vous-mêmes de vos yeux ce qu'il a produit dans le passé
et dans le présent à Jérusalem. Il n'y a rien
de plus triste que les motifs intéressés par lesquels
on porte les catholiques a se latiniser, a rester latins, et a s'attacher
à telle église ou chapelle plutÔt qu'à
une autre. C'est vous qui devez au contraire, dans la mesure du
possible, vous orientaliser Saint Paul vous en donne le précepte
dans son omnibus omnia factus sum, ut omnes facerem salvos."
Reste
à mettre en pratique une telle ligne de conduite. Après
des pourparlers avec le Saint-Siège et les évêques
orientaux unis à Rome, Lavigerie organise en 1882, à
côté de l'église Sainte-Anne, un séminaire
pour la formation du clergé grec-melkite. Lui-même
rédige le règlement dans lequel on retrouve l'articulation,
si caractéristique chez lui, des grandes orientations et
de la minutie du détail pratique. Le suivi est assuré
par les relations constantes entretenues avec les missionnaires
chargés de la direction. Il n'obtint pas de Rome l'autorisation
demandée pour ces derniers de passer au rite de leurs étudiants.
Mais il veille à ce que la liturgie (assurée par un
prêtre melkite) et le cursus des études soient en tout
conformes aux traditions orientales. L'application d'un tel programme
ne se déroule pas sans tirage. Les latinisants le considère
avec méfiance, et l'autorité nouvelle conférée
à Lavigerie par le cardinalat lui est bien nécessaire
pour éviter tout compromis. D'autre part la situation de
l'empire ottoman, dans lequel est incluse la Palestine, crée
un contexte politique aux multiples complications. La décadence
irrémédiable de "l'homme malade de l'Europe"
maintient en alerte les grandes Puissances en vue d'un éventuel
partage, et chacune d'elles tente d'exploiter la religion d'appartenance
de ses nationaux pour accroître son influence.
Une
telle situation n'empêche pourtant pas des conversations de
s'engager entre catholiques et orthodoxes. Lavigerie y participe,
car l'union des Eglises reste l'une de ses grandes pensées.
Cette perspective l'a conduit dans son choix du rite à réserver
au séminaire Sainte-Anne de Jérusalem. Contrairement
au consul de France qui aurait désiré y voir des maronites,
clients traditionnels de son pays, il préféra les
grecs-melkites. Raison: les premiers ont une liturgie qui ne dépasse
pas le cadre d'une communauté dite "uniate", alors
que les seconds suivent un rite qui trouve sa correspondance chez
les orthodoxes. Ceux-ci ne pourront-ils dès lors se convaincre
du respect de l'Eglise romaine envers leur culture propre et revenir
de leurs méfiances séculaires à son égard
? Un pont est jeté ou, du moins, les premières assises.
Lucide, Lavigerie sait que la route est longue et que lui-même
n'en verra pas l'aboutissement. Sa résolution n'en demeure
pas moins, exprimée en ces termes dans une lettre à
Léon XIII :
"Les difficultés pour l'union sont grandes
sans doute et ce ne peut être l'uvre d'un jour, mais
ce ne peut être une raison pour qu'on n'y travaille pas avec
courage et charité."
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