Dans un langage islamo-chrétien
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La compassion
Sur les traces de Pierre
Claverie et de Christian Chessel
Constatant l'échec de nombreuses tentatives de dialogue inter religieux, Pierre
Claverie déclarait: "Notre vocabulaire est
commun, mais le sens (des mots) est différent. Il nous faut tout reprendre à
la base, vivre ensemble. Pas seulement dans les mots et les livres, mais dans
les mots vécus ensemble, des mots justes, une expérience partagée...". Partant
de ce constat et de l'expérience commune de la souffrance que vivent chrétiens
et musulmans dans l'Algérie en crise, Christian Chessel se demandait si "la
compassion ne serait pas le premier mot d'une prise de parole et le premier
geste d'un engagement avec l'autre et pour l'autre, quelle que soit sa foi?".
En parlant de compassion, Christian avait en vue surtout celle que vivaient,
depuis 1992, les chrétiens qui avaient choisi de rester en Algérie, pour partager
les épreuves du peuple algérien, malgré l'insécurité, la précarité,
les pénuries, etc... Et cela, souvent, au péril de leur vie.
![]() P. Christian Chessel, assassiné à Tizi-Ouzou le 28 décembre 1994 |
A l'école des malades
Personnellement, c'est au terme de l'accompagnement de Soumia Lamri, jeune malade
de dix-sept ans, en phase terminale,
que j'ai fait le lien entre ce que je vivais au chevet des malades et la réflexion
sur la compassion amorcée par Christian. Cet accompagnement était mené en lien
permanent avec la famille et l'équipe soignante... Il s'agissait d'un accompagnement
quotidien, très décapant pour ceux et celles qui, durant plus de trois mois,
ont entouré de tendresse la jeune Soumia...
Qu'est-ce que la compassion?
J'ai consulté les dictionnaires. Le Petit Robert définit la compassion comme
un "sentiment qui porte à plaindre et à partager les maux d'autrui". Il renvoie
à apitoiement, commisération, miséricorde, pitié, consolation,. Le Petit Larousse
la définit comme un "sentiment de pitié qui nous rend sensible aux maux d'autrui".
La Bible, comme le détaille Christian, parle de miséricorde, de consolation
et de tendresse...Ce message culmine dans la parabole du bon samaritain (Luc
10, 3-37) qui fut "touché de compassion" pour le malheureux qui gisait au bord
du chemin "à demi-mort". Sa tendresse l'a rendu proche, ou plutôt "prochain"
du misérable rencontré. Est-ce par hasard que Jésus met en scène un "malade
à demi-mort"? Je ne le pense pas. Dans le Coran, se retrouve comme un leitmotiv
le bismillâh al-Rahmân al-Rahîm; "au nom de Dieu, le Tout Miséricorde, le Miséricordieux".
Je renvoie à Christian qui l'a bien explicité. La compassion fait donc bien
partie "d'un vocabulaire commun aux chrétiens et aux musulmans". Il ne s'agit
pas uniquement de la compassion passive, par laquelle on se laisse toucher par
l'autre, mais surtout
de la compassion active, celle qui suppose un engagement pour l'autre. "Que
votre amour ne soit pas seulement en parole
et de bouche, mais en acte et en vérité", disait St Jean (1 Jean 3, 18).
La compassion envers le malade
Exprimer sa compassion en présence du malade, c'est tout partager avec celui
qui souffre, c'est souffrir avec lui, c'est se mettre
à sa place, souffrir de sa souffrance, entrer dans sa personnalité souffrante,
c'est se faire plus proche de lui, au point de coïncider avec lui, pour vivre
de sa souffrance. Pour cela, nul besoin de paroles: il suffit d'être, d'être
là, d'être avec lui, de lui tenir la main, de lui éponger le front, d'être pour
lui signe de tendresse, signe de la tendresse de Dieu. Le signe est plus facilement
compris que la parole, surtout s'il vient du fond du cœur... Il rejoint alors
directement le cœur de l'autre : c'est un dialogue de cœur à cœur qui s'engage...
À un niveau qui n'est pas piégé par les mots. Lorsqu'il s'agit d'accompagner
un grand malade en phase terminale, surtout s'il se sait condamné, ce dialogue
est fait pour réussir, car il s'établit entre des personnes que la proximité
de la mort qui rode, aligne au niveau de l'essentiel : celui de la vie et de
la mort. On est, en quelque sorte, forcé de se dépouiller de tout l'accessoire...
Nus, nous sommes sortis du ventre de notre mère, nus, nous retournerons à Dieu.
Celui qui s'apprête à paraître devant son Créateur nous le rappelle, sans aucun
mot. Il met au même niveau tous ceux qui participent à cette expérience de compassion.
Un niveau profond de communication
Le dialogue qui s'instaure alors, les fait accéder à un niveau très profond
de communication, bien au-delà des mots... Toutes les réticences, tous les obstacles
sont levés... La voie est ouverte. Cet accompagnement qui ne peut se faire qu'en
équipe, met en outre tous ceux qui y participent, en grande harmonie les uns
avec les autres, au point qu'un seul mot, un seul nom, suffit par la suite à
évoquer cet "état de grâce". C'est au terme de cette expérience commune, vécue
en tant que chrétien avec mes amis musulmans, par delà le vide laissé par le
départ de Soumia et par une grâce spéciale que je lui dois, que le "déclic"
s'est produit. Oui, c'était bien "cette expérience partagée", "ce premier geste
d'engagement avec l'autre et pour l'autre" que je vivais au chevet des malades,
spécialement de ceux qui n'avaient plus d'espoir de guérison. Ce sont donc les
malades qui m'amènent à
poursuivre le sillon ouvert par Christian..., non sur un plan savant d'islamologue
ou d'exégète (que je ne suis pas), mais
au niveau tout simple du terrain, en homme au contact fraternel de ses "frères
et sœurs" musulmans!
Soumia Lamri nous a laissé trois poèmes
écrits depuis qu'elle se savait condamnée et une lettre que lui avait adressée
le chirurgien qui l'avait opérée. Ces documents nous ont été confiés par sa
maman, huit jours après l'enterrement. Ces textes sont remarquables par l'authenticité
que leur confèrent la proximité de la mort et la foi profonde qui les sous-tend.
Tous ceux qui
en ont pris connaissance, que ce soient ses parents, ses amis et ses connaissances,
les membres du personnel soignant et les sympathisants de l'aide aux malades,
tous ont été touchés au plus profond d'eux-mêmes. Beaucoup y ont vu un véritable
instrument de dialogue islamo-chrétien. Dialogue manifesté du côté musulman
par la confiance qui a été faite au chrétien que je suis par le personnel soignant
qui m'a sollicité pour participer à cet accompagnement, et par la maman qui
m'a confié ces
précieux documents, pour qu'ils apportent lumière et courage à d'autres. Dialogue
manifesté du côté chrétien par mon respect absolu des convictions de Soumia
et par l'accueil ému fait par la trentaine de délégués du diocèse de Laghouat
réunis à Ghardaïa pour l'Ascension, et qui ont pu toucher du doigt dans ce message
posthume l'action incontestable de l'Esprit dans le cœur de Soumia et dans celui
de son médecin. Devant la demande, il a fallu multiplier et faire circuler des
photocopies de ce dossier, qui a provoqué, par delà l'émotion et les larmes,
réflexions et confidences orales ou écrites, résolutions de s'engager en faveur
des malades... Et, dans certains cas, une véritable psychothérapie, faisant
ressortir des choses douloureuses dont on n'avait jamais pu parler. Décidément,
Soumia n'a pas fini de faire de petits "miracles".
![]() Eglise d'El Goléa, au Sahara et au premier plan, le tombeau du P. de Foucauld. |
Ils se découvrent "croyants"
En suscitant la compassion, aussi bien des musulmans que des chrétiens, Soumia
a grandement contribué à modifier le regard de chacun sur l'autre. Christian
de Chergé a connu ce choc lorsqu'un garde champêtre algérien, son ami, a mis
sa vie en jeu, puis
est mort pour l'avoir protégé. Ce choc, je le dois à Soumia, et je ne suis pas
le seul. Oui, comme l'avait bien vu
Christian Chessel, la compassion est le langage du cœur des chrétiens et des
musulmans qui, dans une expérience
commune de Dieu et de l'homme, bien au delà des mots, se découvrent "croyants".
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