Voix d'Afrique N°100.

Bilal
ou le parcours
des clandestins africains


Les mésaventures des immigrants subsahariens ne font plus la une des journaux. Et pourtant, les drames continuent et ils sont quotidiens : que ce soit par Melilla (enclave espagnole au nord du Maroc), par la route des îles Canaries ou de l’île de Lampedusa en Méditerranée, des centaines de clandestins cherchent à atteindre l’Europe, espoir du Paradis.
Ici, en France, on parle de rapports d’expulsions, d’ouvertures (ou fermetures) de centres d’accueil et de détention, discours démagogiques des politiques...

L’espèce humaine a toujours voulu désigner des boucs émissaires, victimes expiatoires offertes à la vengeance populaire, cristallisant en elles toutes les angoisses et les inquiétudes de leurs persécuteurs. Aujourd’hui, ce sont les jeunes, les pauvres, les chômeurs, les étrangers (surtout quand leur couleur de peau et leur religion diffèrent de la nôtre). Que dire alors des “clandestins”, ces nouveaux parias qui bien souvent au regard du public, incarnent à eux seuls toutes ces “déviances” sociales ?

Nous reprenons ici « Bilal, sur la route des clandestins », livre-témoignage du journaliste Fabrizio Gatti de l’Espresso (Italie) paru en français le 7 octobre 2010, Éditions Liana Levi. Il a partagé la dureté et la cruauté de la traversée du désert du Ténéré. D’une épreuve et d’une détresse, il a fait un grand livre.

Ces faits, si horribles soient-ils, n’éveillent chez beaucoup d’entre nous qu’un vague sentiment de compassion, voire de l’indifférence. En ce domaine, les médias, appuyés par les politiques, ont ancré dans les consciences la solide conviction que ces émigrants n’ont rien à faire dans notre si belle Europe où le travail est une denrée rare et où chacun s’évertue, en cette période de crise, à préserver son train de vie.


Que voulait
Fabrizio Gatti ?

En quittant Milan pour Dakar, Gatti veut rejoindre l’Europe, via Tripoli, en parcourant la route des clandestins de Bamako à Niamey, puis d’Agadez à Dirkou « l’oasis des esclaves », au Niger. Il désire éprouver le même tourment que des milliers d’hommes et de femmes obligés de laisser leur amour derrière eux, pour vivre, de l’intérieur, cette obsession de l’Europe que des générations d’Africains endossent chaque année comme un vêtement d’espoir. Mais en pénétrant le milieu des migrants africains, Fabrizio Gatti laisse s’infiltrer en lui la douleur d’un des drames les plus grands de l’époque moderne.

Pourquoi a-t-il pris de tels risques ? Il a voulu comprendre pourquoi ils partent ainsi sans rien savoir de ce qu’ils vont devoir endurer pendant la traversée du désert et après, lorsqu’ils arriveront en Europe.
Il a vite compris qu’ils ne veulent pas trop savoir ce qui les attend. Il les a suivis du Sénégal à la Libye, a tout partagé avec eux. En bon journaliste, il interroge, écoute, note.

Pour lui, ces clandestins, ce sont… des héros. Et il a une capacité exceptionnelle à entrer en empathie avec ces vagabonds des sables. Sans naïveté. Avec juste ce qu’il faut de bienveillance et de simplicité pour laisser place à la confidence.

Ainsi, il traverse le Sahara sur des camions, rencontre des membres d’Al-Qaida, des passeurs sans scrupules, des esclavagistes nouveau modèle. Des mois durant, le journaliste, se mêle aux candidats à l’émigration clandestine et suit la route pour “l’Eldorado” européen. Avec ses compagnons, avec son guide touareg Yaya, il vit l’attente des camions à Agadez, la peur des extorsions des passeurs, des tortures des policiers libyens, des attaques des bandits ou des « chauffeurs qui plantent les migrants dans le désert » (là où « jamais personne, quoiqu’il arrive, ne viendra les en tirer. Aucun père, aucun frère, aucune organisation humanitaire, aucun des gouvernements… » Il met des visages à ceux qui les gardent cachés ; rend hommage à ces « héros » des temps modernes qui « n’ont rien sauf un e-mail, le seul réseau stable, le seul espace où ils peuvent avoir une adresse, laisser une trace, exister » et mériteraient un mémorial.

Fabrizio Gatti devra interrompre cette odyssée à la frontière libyenne, les accords entre Silvio Berlusconi et Mouammar Khadafi sur l’immigration clandestine l’empêchant de pénétrer plus avant dans ce pays afin d’y découvrir la terrible situation des ressortissants d’Afrique noire, persécutés et déportés par les autorités afin de complaire aux exigences européennes.
La suite du voyage de Fabrizio Gatti reprendra à Lampedusa, île sicilienne située à mi chemin de l’Italie et de la Tunisie. Gatti va se faire passer pour un naufragé d’une embarcation et prendra l’identité d’un kurde irakien prénommé Bilal Ibrahim el Habib. Il va être parqué comme les autres émigrants dans un camp insalubre, victime des exactions et des brimades de certains policiers et militaires italiens nostalgiques de l’époque mussolinienne.


Quand le désir d’un monde meilleur vous prend...

A Lampedusa, avec des Africains, le journaliste croise aussi des Marocains, des Tunisiens ou des Égyptiens, tous fuyant la misère et l’absence de libertés dans leur pays d’origine. La plupart d’entre eux sont musulmans et sont considérés comme des terroristes potentiels voulant frapper l’Occident... Il vit le quotidien de ces demandeurs d’asile que l’on va libérer avec une Les multiples aléas d’un voyage plein d’embûches...feuille d’expulsion. Feuille qu’ils se hâtent de déchirer en mille morceaux pour tenter leur chance en Italie, en France, en Allemagne… C’est ce qui arrive à notre journaliste : accompagné à la gare d’Agrigente avec une feuille d’expulsion, Gatti a continué son enquête sur les trottoirs du nord du pays, parmi les prostituées et les manœuvres, ou « quelques centaines d’immigrés payés en-dessous des tarifs suffisent à créer en quelques mois des fonds noirs de dizaines de millions ». Il fournit les preuves que c’est justement la disponibilité d’un travail sans règles qui sert de moteur à l’industrie de l’immigration clandestine.

« Quand un bateau coule au large de Lampedusa, les médias annoncent que deux cents clandestins ont trouvé la mort. Quand des hommes politiques adoptent des lois pour mettre en prison des travailleurs illégaux, ils parlent simplement de “clandestins” : c’est là un processus de déshumanisation. … Moi, je voulais découvrir le nom de chacun de ces clandestins, leur prénom, leur histoire personnelle et familiale, leurs angoisses, leurs espérances, les projets qu’ils avaient. Je voulais aussi payer de ma personne… J’offensais la dignité des personnes que j’interviewais, mais en tant que journaliste, je ne pouvais rien faire d’autre. »

Qui sont ces clandestins ?

Ce sont ici des Africains qui fuient la guerre, la faim, la pauvreté, la survie pour ce qu’ils pensent être leur salut : un pays européen. En l’occurrence, l’Italie. Et par extension, une chance de travailler et d’aider leurs familles restées au pays. Entre lucidité cruelle, inconscience et espérance, ils se risquent à tenter de franchir des milliers de kilomètres dans des conditions dangereuses.

Pour y parvenir, ils quittent leurs proches, leur pays (Sénégal, Sierra Leone, Liberia, Nigéria, Togo, Côte d’Ivoire…) pour affronter le désert, la soif, la maladie, la mer, la mort et ceux – manipulés ou criminels – qui détiennent leur vie entre leurs mains : militaires, policiers, administrations, passeurs. Ce n’est pas une fiction, ce n’est pas un scénario mélo. C’est à considérer très concrètement bien au-delà de ce qu’on peut entrevoir par bribes dans les médias : une réalité pour des centaines de milliers de personnes. Des millions si l’on considère ceux que l’on appelle les déplacés de force.

Racket, mauvais traitements, corruption et tortures sur le trajet et aux postes frontaliers, marchandisation de l’homme, « trafic humanitaire », machination dès les premières heures à parcourir qui se poursuit au gré des frontières… À chaque arrêt, à chaque poste frontière, les voilà dévalisés, humiliés, torturés par les militaires et les policiers qui ont trouvé en ces convois un moyen de s’enrichir facilement. Les passeurs, les chauffeurs de camions et de 4x4, sont également de la partie et soutirent sans états d’âme les économies chèrement amassées par les voyageurs. Les accidents et les pannes sont fréquents avec ces véhicules retapés à la va-vite. Bon nombre d’émigrants se retrouvent perdus en plein désert, sans eau ni nourriture, à cause d’un problème mécanique, d’une mauvaise orientation du chauffeur qui s’est égaré dans les sables et ne retrouve plus la piste.

Parfois, ils sont tout simplement abandonnés par les conducteurs qui, après leur avoir soutiré tous leurs biens, les laissent mourir de soif et de faim. D’autres, à qui l’on a tout volé, s’arrêtent dans les villes d’étape, pensant y travailler quelques mois avant de reprendre la route. Leur quotidien devient celui d’esclaves au service des autorités locales; les femmes y sont souvent contraintes à la prostitution pour assurer leur survie. La chaleur, l’hygiène plus que sommaire, la promiscuité dans ces camions où l’on s’entasse par dizaines, le manque de nourriture, provoquent fièvres et maladies souvent mortelles si elles ne sont pas traitées à temps avec les moyens adéquats.

Tel est le quotidien vécu parfois sur des milliers de kilomètres : de Dakar à Kayes, Bamako, Gao et Niamey, en passant par Agadez, Dirkou jusqu’au camp de Gatrun avant Lampedusa, pour ceux qui y parviendront ou voudront y parvenir. Et une fois là-bas ?

Le plus important !

Mais ce qui importe avant tout dans le récit de Gatti, ce ne sont pas les conditions terribles de cet exode ni même son parcours personnel au cours de cette odyssée, mais ces hommes et ces femmes qu’il va rencontrer lors de ce périple. Subitement, ces anonymes que nous voyons quotidiennement sur les écrans de télévision et dont les visages nous restent inconnus, prennent ici une autre dimension, celle d’êtres humains dont l’histoire personnelle, les vicissitudes de la vie, la misère, les guerres civiles, les ont poussés à tout quitter, familles, amis, souvenirs, pour tenter ailleurs une autre vie, qu’ils espèrent plus souriante. Nombre d’entre eux, diplômés dans leur pays d’origine, n’hésitent pas à accomplir les tâches les plus humbles pour parvenir à gagner un peu de liberté. Ils endurent stoïquement les humiliations, les coups, les vols, dans le seul but de partager certains de nos privilèges d’Européens nantis, privilèges dont nous n’avons bien souvent même plus conscience : le privilège de manger chaque jour, de boire de l’eau potable, d’étudier, de se promener librement dans les rues, d’avoir un toit sous lequel dormir...

Pour Fabrizio Gatti, ces hommes et ces femmes sont des héros modernes. Un immense espoir les soutient dans toutes les épreuves qu’ils ont à traverser pour acquérir le moindre de nos avantages. Ils sont prêts à braver la mort et la souffrance pour recevoir en partage ce que le hasard de notre lieu de naissance nous a prodigué, cette chance d’être nés dans un pays libre, en paix, et suffisamment développé pour que la majorité d’entre nous puisse bénéficier de conditions de vie décentes.


On n’oublie pas les gestes familiers !

Et nous ?

À trop s’interroger, à trop vouloir comprendre et transmettre, Fabrizio Gatti, journaliste jusqu’à la moelle, a défié ses craintes, et fait sienne la route des clandestins. Il s’est glissé dans leur peau, en dissimulant parfois maladroitement son teint si blanc, son identité. Comme eux, avec eux, il a entrepris ce voyage au bout de la folie. Il veut regarder l’Europe à travers leurs yeux, de la terre africaine.

Pouvons-nous rester aveugles à la détresse de tous ces gens ? Pouvons-nous pousser l’indifférence jusqu’à détourner le regard lorsque certains ministres se glorifient d’avoir expulsé hors de nos frontières ces hommes, ces femmes et ces enfants qui ne demandent qu’à vivre dans la paix et la sécurité?

Si, dans un avenir plus ou moins proche, l’Histoire donne raison à Fabrizio Gatti en considérant ces émigrants comme des héros, notre rôle à nous, Européens, sera-t-il celui d’avoir incarné les lâches et les égoïstes ?


L’auteur

Fabrizio Gatti, grand reporter de l’hebdomadaire italien L’Espresso depuis 2004, s’est déjà attelé à des enquêtes de société en « infiltré ». Depuis 1991 il s’intéresse à la criminalité italienne et internationale.

Pour comprendre « de l’intérieur », il rejette la simple enquête, la simple interview. « C’est ma façon de faire. Poser trois questions et m’en retourner chez moi, tranquillement, je ne sais pas faire. Je ne peux pas me contenter de cela. ». Alors, pour comprendre la misère du monde, la raconter, c’est simple : il se frotte aux miséreux.
Envoyé en Moldavie, Roumanie, Albanie, Égypte, Maroc et Venezuela, il voyage sur les traces des victimes de la prostitution, du travail au noir et de l’immigration clandestine. ». Par trois fois, il a été enfermé dans des centres de rétention comme «pseudo-immigré» et ses enquêtes ont fait le tour du monde.

Gatti raconte les villes, les déserts, les paysages à bout de souffle, avoue ses inquiétudes et interroge le monde entier :

« A qui profite le crime, ce que les passeurs eux-mêmes n’hésitent pas à appeler trafic humanitaire ? Comme trafic de drogues, d’armes ! » Il a inventé une narration de la réalité, sans voyeurisme, sans apitoiement. Avec pour unique fil moteur la dignité.
« Pour que mon récit soit au plus près de leurs vérités, de leurs souffrances, de leurs espoirs, j’adopte leur quotidien. Je suis journaliste, mais un homme aussi. » Gatti laisse tomber son identité, endosse celle des autres.

 

D’après des sources diverses
Voix d’Afrique


.............. Suite