Voix d'Afrique N° 57
Mozambique

La terre est a tous

 


C'est Paul VI qui lançait le slogan mémorable dans l'encyclique " populorum progression ". Au Mozambique, c'est pour certains de la subversion, car la terre attire la cupidité d'une minorité venue d'Afrique du Sud ou du Zimbabwe. L'Eglise a donc lancé une Pastorale de la terre, inspirée de l'expérience en Amérique Latine. Norbert Angibaud (voir Voix d'Afrique n°55) est engagé dans cette action.

Le rutilant 4x4 freine devant la maison du chef ; deux personnages en descendent, habillés de veste-safari impeccables, de pantalons bien repassés, chaussés comme en ville, le regard caché par des lunettes noires. Les volailles s'égaillent en piaillant, quelques chiens aboient et fuient, la queue entre les pattes ; les enfants se réfugient derrière un manguier ; les femmes, assises à terre, se lèvent en ajustant leur pagne autour de leurs reins. Quelques hommes sortent des maisons pour recevoir le visiteur : pieds nus terreux, le visage luisant de transpiration, pantalons rapiécés, remontés aux genoux, chemise délavée au col béant sur la poitrine musclée. On apporte quelques chaises pliantes en bois qu'on dispose à l'ombre d'un toit d'herbe sur un enclos : les visiteurs suivent les hommes et vont s'asseoir. Salutations d'usage : les mains calleuses serrent les mains plus soignées des gens de la ville. Le palabre commence, en langue locale mêlée au portugais. Le fonctionnaire, celui qui vient de la ville, parle avec autorité : ce qu'il a à dire n'est pas sujet à discussion ; il est venu pour informer tout simplement : six cent hectares de la vallée, en partant de la rivière jusqu'à au pied de la petite montagne vont être mis en culture ; un blanc va venir qui dirigera l'exploitation ; tous ceux qui habitent ou cultivent dans le périmètre devront aller ailleurs. Le Mozambique a besoin de revenus d' exportation et la brousse doit disparaître, laisser place au coton, au tabac ou a tout autre produit qui sera vendu ailleurs.

Quelques jours après, un autre 4x4 arrive, suivi d'un camion, chargé d'ouvriers conduits par un blanc ; ils sont chargés d'équipement étrange. Après quelques salutations, quelques documents échangés, ils partent à pied pour la brousse, conduits par le blanc en chapeau à large bord, chaussures de brousse, culotte courte et chemise légère. De loin, des enfants suivent : ballet mystérieux de rubans gradués très très longs, de trépieds surmontés de curieuses lunettes dans lesquelles le blanc lorgne, lance des ordres vers un garçon qui tient une longue tige, graduée elle aussi, écrit longuement sur une tablette. Quelques ouvriers passent à la hache ou au coupe-coupe à travers la brousse et les champs comme pour tracer un passage ; d'autres creusent un trou pour y planter un piquet de bois, peint en blanc. La ligne passe tout droit, isole quelques maisons et un puits qui a été creusé depuis peu ; des champs de maïs et de manioc, des jardins aménagés près de la rivière sont pris dans les mailles du filet…

Dans le village c'est la consternation. Certains se révoltent, d'autres se résignent. Pendant vingt ans, le Mozambique a vécu l'insécurité, la guerre civile, les mines et les mutilations : à quoi bon réclamer ? Le Gouvernement est très lointain, plusieurs jours de voyage à pied ou sur les mauvaises pistes ; les fonctionnaires vous ignorent et vous renvoient les mains vides ; après tout, tant que nous sommes en vie et dans une paix relative, allons construire ailleurs. Mais d'autres n'acceptent pas d'être mis devant le fait accompli.

L'événement commence à être connu et arrive finalement aux oreilles des missionnaires. Une nouvelle équipe a été mise en place qui s'occupe de la " Pastorale de la Terre ". L'archevêque de Beira, qui a été le cheville ouvrière des pourparlers entre partis adverses et de la réconciliation, a demandé à Norbert Angibaud de lancer cette action ; Norbert, en bon vendéen, connaît la valeur de la terre et est très sensible aux droits de l'homme. Avec sa petite équipe, il va rencontrer les villageois, les convainc, les guide et les accompagne au chef lieu du district, jusqu'à Beira si nécessaire, pour que la loi soit respectée.


Norbert Angibaud en visite à Voix d'Afrique en septembre dernier.
La première étape de l'évangélisation:
faire prendre conscience aux hommes de leur
dignité, de leur pouvoir de changer leur vie
et de se tenir debout et libres.

De fait, en 1998 le nouveau gouvernement mozambicain a ouvert ses frontières aux " boers " d'Afrique du Sud et aux colons qui ont fui le Zimbabwe ; moyennant une redevance symbolique, ils peuvent s'installer pour cinquante ans sur les terres non cultivées. En principe la loi impose quelques limites : accord des populations locales, respect des cultures locales, de l'accès aux puits et points d'eau, interdiction de clôtures électrifiées. Mais la capitale Maputo est à l'autre bout du pays, Beira est à plusieurs centaines de kilomètres ; très peu de gens savent lire et écrire et les fonctionnaires savent profiter de la situation : la corruption à tous les niveaux est la règle. Lorsque Norbert et ses amis prennent rendez-vous et se présentent à l'administration, le fonctionnaire responsable est absent… " Quand reviendra-t-il ? " - " Ah ! on ne sait pas ; peut-être demain, ou la semaine prochaine… ! " D'autres se fatigueraient, mais pas Norbert.
Dans l'équipe de la " Pastorale de la Terre ", une religieuse brésilienne est avocat : la situation sur les " terres vierges " du Mozambique, elle la connaît par expérience !

Il serait plus facile, mais moins efficace, de faire soi-même les démarches en espérant qu'elles aboutissent. Mais l'action avec les paysans mozambicains est plus durable : devant la situation presque désespérée il faut leur rendre confiance et être avec eux dans leurs efforts pour vivre debout. Des rencontres sont organisée, des séminaires où pendant trois ou quatre jours, les gens prennent conscience de leur capacité agir et tordent le cou à tout fatalisme.
C'est la pédagogie mise au point par Paolo Freire en Amérique latine : l'enseignement qui entre par l'oreille se perd à 90% ; ce qui entre par les yeux, de perd à 65% ; ne reste à 100% que ce qu'ils ont découvert par eux-mêmes, comme un trésor enfoui au plus profond d'eux-mêmes. Encore faut-il y croire : la foi dans l'homme qui anime Norbert et son équipe est de celle qui renverse les montagnes.

L'important, c'est bien sûr que la loi soit respectée et que tous aient des conditions de vie décente, que les enfants aient des écoles proches, que les malades aient un dispensaire bien fourni, que tous aient accès à l'eau potable.
L'important aussi c'est que les hommes prennent leur situation en main, qu'il prennent conscience, non seulement de leur valeur mais aussi de leur pouvoir de faire changer les choses : en un mot, qu'ils deviennent plus libres. Le premier commandement de Dieu n'est-il pas " Soyez heureux et libres " ? La parabole des talents est comme un leitmotiv dans les partages ; la pauvreté de celui qui a gardé son talent enfoui son talent est mauvaise ; la terre, la santé, la pluie et le soleil sont autant de talents qui sont donnés par le Créateur et qu'il importe de faire fructifier…

Les chrétiens sont encore un tout petit troupeau, mais les pauvres sont partout ; l'évangélisation commence par l'humble action qui les fera reprendre confiance en eux-mêmes.

Dans la petite case chapelle, Norbert et quelques amis autour de l'autel prennent le pain pour l'eucharistie : " Béni sois-tu, … toi qui donne le pain, fruit de la terre et du travail des hommes ! " La terre du Mozambique, toute la terre d'Afrique a produit la nourriture, ce pain et ce vin offerts symboliquement. Ils deviendront le pain pour la Vie, le vin du Banquet où nous appelle le Père du Christ, où tous, blancs et noirs, riches et pauvres partageront tout dans l'Amour.

Voix d'Afrique