Voix d'Afrique N°78.....

“SI TU AVAIS VU CES MAINS-LÀ !”

Le Père Adrien Fontaine, Canadien, décédé le 3 avril 2007, est notre invité. Il nous apporte un récit émouvant sur la vocation. Certes, beaucoup se retrouveront dans ces paroles. Adrien nous les dit avec une telle force et une telle poésie qu’elles méritent qu’on les accueille et les médite.
Adrien Fontaine est né en 1916 dans le diocèse de Québec. Ordonné prêtre chez les Pères Blancs en 1943, il part pour l’Ouganda l’année suivante. Il va y travailler plus de 10 ans. Fin 1954, il rentre au Canada pour un congé. Il ne retournera plus en Afrique. Il prend bientôt la charge du bulletin des Pères Blancs du Canada où il travaillera 16 ans. A partir de 1976, il se dépense dans plusieurs maisons, souvent comme responsable, mais aussi comme simple collaborateur. Fin 2002, sa santé se détériore. Au début de 2007, il est hospitalisé pour de nombreuses complications. Il décède le 3 avril 2007. Le Père Fontaine a été un grand missionnaire en Afrique et au Canada. Il a été apôtre surtout par l’écrit. Il aimait écrire, il écrivait bien, et il a écrit beaucoup.

Ce n’était pas hier, mais ce n’était pas il y a longtemps : j’avais 19 ans. Fier d’être jeune, fier d’être un homme, j’étais content de moi ; j’étais convaincu de n’avoir pas trop de défauts, mais beaucoup de qualités. Et les compliments me faisaient plaisir, surtout ceux d’une personne aimée.

Pour éviter d’avoir trop de pensées, je me disais que j’allais donner ma contribution à résoudre les problèmes du monde et de la société. Et les autres ? Est-ce que j’y avais pensé ?
Mais, un jour, ma sœur m’a fait tomber de cheval avec une série de photos qu’elle avait reçues d’une amie à elle. Celle-ci les avait reçues d’un oncle missionnaire.
Parmi ces photos, il y avait celle d’un jeune de mon âge qui montrait son visage triste et ses mains de lépreux, toutes rongées par la maladie. SI TU AVAIS VU CES MAINS-LÀ !

Je n’aurais pas pu me sentir tranquille pendant que ce visage-là était triste et que ces mains-là étaient pourries.

Dans ce visage-là et dans ces mains-là, il y avait toute la misère du monde qui m’interpellait ; une misère sans espérance qui m’appelait.C’était le Christ qui me disait encore une fois, par une voix particulièrement forte, ce qu’il m’avait déjà laissé comprendre délicatement au fond du cœur : « Aie confiance en moi... va... tu y gagneras tout. Je saurai refaire, d’une manière différente, ton rêve, si tu es disposé à “perdre”, prêt à travailler. »

POUR MOI ET POUR LES AUTRES !
Quand j’ai annoncé à mon père que je voulais partir comme missionnaire, il resta calme, mais il me dit, peut-être parce qu’il ne trouva rien d’autre à dire : « Tu n’es pas à l’aise avec nous ? »
Il se toucha la bouche et le menton, puis il ajouta : « Est-ce que tu en as parlé à ta mère? En tout cas, si tu penses que le bon Dieu t’appelle, ce ne sera pas moi à t’en empêcher. Rappelle-toi seulement une chose : si tu pars, n’oublie pas que nous sommes des gens têtus et que nous travaillons même quand le temps n’est pas beau. »

Belle image de paysan que celle-ci, pour traduire la phrase de l’Évangile : « Quand tu mets la main à la charrue, ne te retourne pas en arrière... »
Entre père et enfants, on ne se donne pas souvent la main ni, moins encore, on se tape sur les épaules... Mais cette fois-ci, mon père me donna l’une et l’autre. Et c’était la première fois que je constatais combien les mains de mon père étaient durcies par le travail.

SI TU AVAIS VU CES MAINS-LÀ ! Deux mains durcies en travaillant pour les autres, pour leur donner le pain quotidien, pour leur assurer un lendemain.
« Ah ! Seigneur, je te dis intérieurement que j’aurais eu des difficultés à conserver des mains tendres, quand il y a tellement à faire. »

POUR TOI ET POUR LES AUTRES.
Ma famille était la seule à connaître mon secret et nous étions d’accord de n’en parler à personne. Je ne voulais pas que ma fiancée l’apprenne par d’autres et je ne me sentais pas encore prêt à le lui dire. Voulant être honnête avec elle et avec moi-même, je passai pas mal de mois à réfléchir, pour être certain d’agir avec profonde conviction et non pas sentimentalement.

On ne blague pas avec l’appel du Seigneur ni non plus avec le cœur de celle qu’on aime.
J’ai essayé de préparer le terrain en lui laissant croire que je n’étais pour elle qu’un compagnon et que l’avenir pour-rait peut-être faire changer notre route... que si le cœur est trop préoccupé par les choses ou les personnes, il ne trouve plus le courage de suivre un autre idéal que quelqu’un peut avoir entrevu...
Puis, un jour, nous nous sommes donné rendez-vous ; j’étais tout surpris de moi-même, et je remercie le Seigneur dans mon cœur, parce qu’il me deman-dait beaucoup : j’étais certain que, si j’avais à lui offrir quelque chose de plus beau que l’amour de ma fiancée, il m’aurait aidé à le lui dire...
Jamais elle ne m’avait semblé aussi jolie et séduisante ! Et pourtant... « J’ai un secret à te dire, dis-je en bégayant : probablement qu’il te fera du mal, mais ton cœur saura comprendre… »

Quand, j’ai dit la parole qui exprimait tout, elle a caché son visage dans ses mains ! SI TU AVAIS VU CES MAINS-LÀ ! Si douces, si gracieuses !

Je commençais à craindre d’avoir parlé trop tôt ! Quelques larmes descendirent parmi les doigts...
Il a fallu un long moment pour nous reprendre. Quand finalement elle me regarda, elle m’a dit : « J‘y penserai un peu et j’espère pouvoir bientôt te dire : je t’admire ! Ils seront vraiment chanceux ceux que tu iras aimer ! ... Mon chemin n’est pas aussi clair que le tien, mais, quel qu’il soit, j’espère que le Seigneur m’inspirera afin que je puisse, moi aussi, faire quelque chose. »


POUR LUI ET POUR LES AUTRES !
On n’engage pas toute sa vie à la légère. Mais, avec l’aide de personnes expérimentées, on passe plusieurs années à se former une âme de mission-naire. Puis un jour, pour symboliser l’offrande complète, on s’étend sur le sol d’une église, on reçoit l’onction, on prend le calice dans ses propres mains : on est prêtre.

POUR LE CHRIST ET POUR LES AUTRES.
Puis vient le moment du départ. J’ai choisi l’Afrique, le grand continent noir, parce que mon ami au visage triste et aux mains rongées par la lèpre était un Africain... Dès le premier moment, je me sentais comme chez moi : il faisait chaud, les conditions des gens étaient pauvres, mais je ne suis pas venu pour vivre dans une villa clima-tisée et pleine de tout confort ; je suis venu pour témoigner que Dieu nous aime : il m‘aime, il vous aime...

Après mon arrivée, j’ai toujours espéré rencontrer, au milieu de tous ceux avec qui je vivais, le jeune homme qui ressemblait à celui par qui m’est arrivé l’appel du Seigneur...
Je l’ai découvert, un dimanche, dans un local où on accueillait tous ceux qui étaient frappés par la lèpre. J’ai serré très fort ses mains rongées par le mal, puis j’ai célébré la messe et j’ai pris l’hostie dans ces mêmes mains… SI TU AVAIS VU CES MAINS-LA !

Mes mains, cette fois-ci, tremblaient sous l’émotion que mon coeur ressentait en touchant le Christ souffrant dans la souffrance des autres... C’est pour cela que j’étais venu, et pour cela je suis resté en me donnant avec joie jusqu’au bout.

POUR LUI ET POUR LES AUTRES.
Il y avait la chaleur des mois d’avril, mai, juin ; il y avait la poussière des saisons sèches, la pluie torrentielle de la saison des pluies, mais quand on aime, tout est beau, ou du moins on accepte tout volontiers.

J’ai sincèrement aimé les Africains avec leurs côtés positifs et négatifs : ils ont certains défauts que nous n’avons pas et certaines qualités que nous aime-rions avoir. De toute manière, pour moi, ils étaient des amis, et je me suis complètement donné à eux, comme s’ils étaient des gens de mon village.
Pour les connaître, j’ai marché à pieds, en moto ou en voiture, j’ai habité dans leurs maisons, j’ai mangé avec eux, comme eux, j’ai partagé leur vie.

Pour les aider à avoir un meilleur niveau de vie, je me suis retroussé les manches et sali les mains, en leur enseignant à mieux construire leurs maisons, en les aidant à mieux cultiver, moi fils de paysan ; je les ai aidés à avoir de l’eau propre en creusant des puits et des forages.
Pour leur donner le Christ, j’ai parlé, prêché, dialogué et ri avec les jeunes, j’ai visité les vieux et les malades dans leurs maisons, j’ai construit des chapelles dans les villages…

Après quelques années de travail intense, est arrivé le moment mérité du repos en famille et de retrouver les visages de personnes connues...
A mon départ, un beau matin, j’ai serré les mains d’amis venus me saluer et je suis partiSI TU AVAIS CES MAINS-LA !
Ces petites et grandes mains noires qui me donnaient leur dernière salutation, même quand j’étais déjà loin.
Pour la première fois, depuis mon enfance, j’ai eu un nœud au cœur en partant pour cette période de repos mérité...
Ils m’attendaient déjà pour reprendre le travail.

POUR LUI ET POUR LES AUTRES !
Rentré en famille, j’étais en même temps triste et fou de joie : triste, en voyant les cheveux gris, les rides des personnes que je connaissais, et j’étais pourtant content de les retrouver entourés de garçons et filles qui avaient grandi ou qui n’existaient pas encore avant mon départ...
Cette joie est difficile à exprimer. Il faut être resté loin de la maison pendant longtemps pour expérimenter cela.

On va visiter les parents et les amis, qui nous posent toujours les mêmes questions : « Qu’est-ce que tu vas faire en Afrique avec toutes ces guerres ? Pourquoi aller te sacrifier, pourquoi souffrir ? Reste avec nous : on est bien ici ! »
Ils ne comprennent pas pourquoi je suis parti !

De notre côté, on regarde, on écoute, on reste un peu surpris par cette nouvelle mentalité ; le Christ que nous sommes allés porter aux autres, beaucoup sont en train de l’aban-donner ici... en changeant les valeurs éternelles avec tout ce qui est matériel...

Alors j’ai dit : « Seigneur, occupe-toi toi-même de ces gens, parce que moi, je ne peux pas être à deux places à la fois, je retourne vers ceux qui ont soif de toi... »

Ma mère, désormais vieille, avait dit qu’elle ne me laisserait pas partir, et c’est peut-être pour lui éviter la douleur d’un nouveau départ et d’une nouvelle séparation que le Seigneur l’a rappelée à Lui avant que je parte. Un bon matin, elle est restée au lit et, après quelques jours, elle est partie. C’était le moment pour elle de s’abandonner dans la mort et de croiser pour toujours les mains sur la poitrine, avec le chapelet entre les doigts. SI TU AVAIS VU CES MAINS-LA !
Les mains de ma mère qui nous avaient tant caressés quand nous étions enfants, pour consoler nos petites douleurs ; des mains qui avaient égrainé beaucoup de “Je vous salue, Marie” pour nous réserver une place à côté d’elle et de Marie en Paradis...
Alors je lui ai dit : “Adieu... merci maman !” Et je suis retourné en Afrique pour reprendre mon travail de missionnaire, en espérant me consummer jusqu’au bout, comme ma mère.

POUR LUI ET POUR LES AUTRES !
Ce n’est pas tout le monde qui m’approuvait. Quelqu’un m’a même dit : « Pourquoi aller déranger ces gens-là ? » Ces paroles m’avaient fait du mal... comme si on dérange quelqu’un en lui enseignant à aimer Dieu et les autres, à bâtir mieux sa maison et à creuser des puits pour avoir de l’eau propre.
Mes amis, les vrais, ceux qui ne m’oublient pas après mon départ, me disaient : « Tu es le plus chanceux... Nous ne pouvons pas partir avec toi, mais dis-nous comment nous pouvons t’aider. »
Ces sont des amis comme ceux-là dont on a besoin !

Quand on est fatigué, peut-être un peu découragé, il est bon de recevoir une lettre de la famille et des amis ! Mais ce qui fait le plus plaisir, c’est de voir devant notre porte, en mission, le visage d’un parent, d’un ami, d’un jeune qui vient nous trouver. Si vous saviez comme c’est encourageant de voir que des jeunes, encore aujourd’hui, sont prêts à offrir leur vie au Seigneur pour prendre la relève !
On se donne aux autres, ensemble, sans se poser de questions, sans sentir le besoin de s’arrêter pour se demander s’il vaut la peine de continuer ou non...

On parcourt sa propre route comme Jésus-Christ veut qu’on la parcoure, parce qu’il n’est pas loin le jour où nous rejoindrons tous ceux que nous avons aimés et tous ceux que nous aurons aidés... Alors, il n’y aura plus de départs qui font mal ni à celui qui part, ni à ceux qui restent. Il n’y aura plus de père aux mains rugueuses qui cache sa douleur avec un coup sur les épaules du fils ; ni une fiancée à laquelle on doit dire adieu, ni une mère à qui on doit fermer les yeux, ni des mains noires qui donnent des salutations... Parce que les autres n’auront plus besoin de nous.

Ce sera le Christ qui, à chaque fois, nous tendra les mains pour nous inviter au repos, à l’amour infini...
QUAND JE VERRAI CES MAINS-LÀ qui ont été transpercées pour le salut des hommes, je reconnaîtrai en elles les mains de mon ami lépreux, les mains durcies de mon père et toutes les autres mains qui auront fait quelque chose pour le prochain...
Et dans la joie d’avoir atteint l’arrivée, je vais jeter un coup d’œil autour de moi pour voir ceux qui sont déjà arrivés.
Dans l’attente de ce jour, je continue dans la joie et dans l’enthousiasme que je sens me pénétrer en voyant petit à petit l’Afrique se réaliser en construisant son avenir...
Non, il ne faut pas refuser l’appel et croiser des mains vides ! Le Seigneur nous invite à tout donner

POUR LUI ET POUR LES AUTRES.

P. Adrien Fontaine


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