Voix d'Afrique N°87.

SOCIETE
CINQUANTE ANS D’INDEPENDANCE

 

Cette année 2010 est marquée par la célébration des 50 ans d’indépendance de nombreux pays africains (dont 14 ex-colonies françaises) : le Bénin, le Cameroun, la Centrafrique, le Congo-Brazzaville, la République Démocratique du Congo (RDC), la Côte d’Ivoire, le Gabon, le Burkina Faso, Madagascar, le Mali, la Mauritanie, le Niger, le Nigeria, le Tchad, le Togo, le Sénégal et la Somalie.

Les Africains, dans leur immense majorité, vont observer, avec beaucoup de gravité et de solennité, la pause qu’appelle une telle célébration : cinquante ans de souveraineté sur les chemins de leurs libertés. Chacun s’essaie à faire un bilan, et, pour beaucoup de voix africaines, ce bilan est loin d’être « globalement » positif.

Dans le texte qui suit, vous trouverez quelques échos de ce qu’on peut lire, ici ou là, sur ce « jubilé d’or » de l’indépendance.


Léopold Cédar Senghor

De grandes espérances

Il est certain que les années 60 restent, dans la mémoire des Africains, comme celles pendant lesquelles l’Afrique a arraché son indépendance. La ferveur était grande. D’un pays à l’autre, les Africains ont applaudi, chanté et dansé pour célébrer cette libération de leurs pays et de leurs peuples. Ils ont cru voir tomber les chaînes de l’esclavage et de la colonisation. A leurs yeux, le colonisateur avait définitivement fait ses valises et remis l’Afrique aux mains des Africains.

« Vive l’indépendance, vive l’indépendance ! » C’était le slogan de ces années-là ; une nouvelle ère devait s’ouvrir aux Africains, celle de la liberté totale.

Mais cela signifiait aussi qu’ils devraient désormais se prendre en charge, tout construire sans l’aide de personne. En somme être indépendants sur tous les plans (financièrement, militairement, économiquement, etc.). Désormais les pays africains devaient pouvoir siéger dans les instances internationales du monde et revendiquer leurs droits, au même titre que les autres.

Certes, des choix territoriaux de grande importance furent réalisés, sans que les pays concernés soient vraiment parties prenantes de ces choix. Pourtant, ils marquaient les frontières des États-nations appelés à s’édifier, et ces frontières allaient être globalement figées en 1963 par le dogme fondateur de l’Organisation de l’Union Africaine affirmant l’intangibilité des frontières héritées de la colonisation.

50 années après, que peut-on dire ? L’Afrique est elle vraiment indépendante ? Que dire de sa situation économique, politique, culturelle ?

Un bilan peu flatteur

Tout a été dit ou presque sur la mauvaise marche de l’Afrique. De « L’Afrique noire est mal partie » (René Dumont, 1966), en passant par « Et si l’Afrique refusait le développement ? » (Axelle Kabou, 1991), pour arriver à « L’aide fatale » (Dambisa Moyo, 2009), c’est un afro-pessimisme permanent qui est cultivé comme si ces pays étaient absolument incapables d’avancer.

Il est vrai : la liberté n’a pas toujours rendu sages les gens. Bien au contraire. La lutte pour le contrôle du pouvoir a poussé à de graves dérives : partis uniques aux mains de dirigeants tout-puissants, élections truquées et faussées, coups d’État et révolutions de palais… Et au bout du compte, le pouvoir, non pour servir, mais pour se servir, le pouvoir où chacun prend une part du gâteau commun. La minorité, qui a les moyens, se gave, et la majorité regarde de loin et peine terriblement.



Kwame N’Krumah

On peut rappeler à satiété les maux qui minent un certain nombre d’États africains : corruption, famine, épidémies, pauvreté, chômage, guerres civiles, etc. sont les couleurs de l’Afrique d’aujourd’hui. L’Afrique de la paix est malheureusement souvent devenue l’Afrique de la violence. Mais, comme par hasard ( !), les pays de la violence sont souvent ceux qui possèdent des richesses naturelles importantes ; et si beaucoup de crises en Afrique sont liées à la conquê-te du pouvoir, souvent chacun des belligérants est soutenu par une « métropole » qui espère tirer les marrons du feu.

L’espérance des débuts est souvent devenue désillusionOn dira aussi que l’Afrique ne fait pas le poids (à peine 2% du commerce international), qu’elle est première au hit-parade du sida, qu’elle fournit le plus fort contingent de réfugiés au monde.
Mais, pour être juste, il faut tout de suite ajouter que l’Occident n’avait donné à l’Afrique son indépendance que sur papier. Dans les faits, on n’allait pas tarder à parler de néo-colonisation et aujourd’hui de mondialisation.

Les faits parlent d’eux-mêmes. Pourquoi, à l’heure du commerce équitable, des subventions sont-elles toujours accordées aux producteurs de coton aux États-Unis et en Europe, faussant ainsi les règles du jeu de la concurrence. L’Afrique ne compte presque pas dans les décisions internationales. Elle doit subir et accepter sans discuter tous les plans économiques qu’on lui propose.

Comme le dit le Camerounais Achille Mbembe : « Les indépendances de 1960 n’ont malheureusement pas brisé les chaînes de l’oppression : le pillage des ressources naturelles, moteur de la colonisation, perdure encore aujourd’hui et les dettes des pays en voie de développement, héri-tage colonial, constituent un très puissant instrument de domination politique et économique. »

Tout n’est pas négatif

Malgré tout, en 50 ans d’indépendance, ces pays ont beaucoup changé. On compte aujourd’hui une trentaine d’universités contre deux seulement lors des indépendances  de 1960 (Dakar et Abidjan). Une foule de centres et d’écoles de formation de divers niveaux ont également vu le jour, preuve que l’éducation constitue depuis  une priorité des politiques de développement. L’enseignement primaire et secondaire se généralise lentement.

La santé n’est pas en reste. Les hôpitaux ont fleuri sur le continent, et pas seulement dans les capitales. On les trouve également dans les villes secondaires. De plus, des centres médicaux opérationnels ont été installés dans les grands villages, sans parler du maillage des dispensaires en milieu rural. Les infrastructures routières ont suivi  la même courbe de croissance.  Au total, en 50 ans, ces pays ont fait plus que six décennies de présence coloniale française !

En regard de la période coloniale, l’Afrique a donc avancé. Mais comparée au progrès des autres continents, notamment l’Asie qui, comme elle,  a subi les souffrances du colonialisme, l’Afrique se range dans le peloton de queue.  Ici, le train du développement a son rythme et sa vitesse. Il roule péniblement.

Il reste cependant un fort retard au niveau de l’industrialisation. Et les causes sont multiples : faillite des économies de type socialiste mises en place au début des indépendances, difficultés pour un entreprenariat privé par manque de moyens financiers, carence en sources d’énergie…

Les belligérants ont souvent des métropoles ailleurs - © lejournalinutile.comLa présente crise économique a  balayé ou presque toutes les prévisions de croissance. Pendant ce temps, le chômage se fait endémique et la pauvreté continue, d’autant plus insupportable qu’elle côtoie la richesse insolente des parvenus. Plus que d’autres continents, l’Afrique connaît les chemins de l’émigration.

La question du choix de modèles de développement devient pressante. Quel développement veut-on ? Celui décidé par d’autres à la place du continent pour qu’il se contente de faire nombre et de parasiter le monde ?

Et pourtant

L’Afrique possède des ressources naturelles énormes, mais souvent doit s’en remettre à des entreprises étrangères pour les exploiter. Elle n’en retire d’ailleurs que bien peu de revenus. Mais à côté de ces ressources, il en est une encore plus grande : son potentiel en ressources humaines, jeunes surtout. L’Afrique toute entière a dépassé le milliard d’habitants fin 2009.

Mais cela suppose de créer un nombre d’emplois suffisants pour faire face à ce nombre de jeunes qui  va croissant. C’est le principal défi qui permettra de maitriser les flux d’exode de ces jeunes vers les villes, et pour le faire, le secteur privé est appelé à doubler d’efforts. Actuellement, 70% de la population jeune vit encore en milieu rural, avec moins de 2 dollars par jour. Cela entraîne un nombre toujours croissant de demandeurs d’emplois, des jeunes qui travaillent dans les villages et qui rêvent de partir afin de trouver de meilleures chances ailleurs. Cet ailleurs est, pour certains, les pays du Nord. Ils sont prêts à tout pour en forcer l’entrée.

« Et pourtant, malgré tous ces maux qu’ils connaissent, les Africain(e)s “ordinaires” se battent, survivent, créent et innovent. Plus jeunes qu’au Nord, ils font même preuve d’une capacité d’adaptation considérable sans filets sociaux de sécurité, sans subventions pour leur agriculture et après avoir, un peu partout, réduit ou supprimé les “privilèges” de leurs citadins fonctionnaires ou de leurs étudiants.

Comprendre l’Afrique “du bas” qui se bâtit sous nos yeuxPour comprendre cette Afrique “du bas” qui se bâtit sous nos yeux, quelles lunettes faut-il donc chausser, quelles accommodations faut-il faire ? Les Africains cesseront-ils d’être les perdants apparents de la mondialisation actuelle ?
Où se trouvent donc les raisons d’espérer et quels itinéraires peut emprunter l’Afrique réelle, si complexe et si peu sûre d’elle-même à la suite des représentations qu’on lui renvoie ? » (Georges Courade)

« Il n’y aura pas “d’Afrique sans Africains” mais une Afrique sans l’Occident est  possible. » (M M Maurice) Un fait majeur des cinquante prochaines années sera la présence de la Chine en Afrique. Cette présence est, sinon un contrepoids, du moins un ex-pédient à l’échange inégal si caractéristique des relations que le Continent entretient avec les puissances occidentales et les institutions financières internationales. Il est vrai que, pour le moment, la relation avec la Chine ne sort pas du modèle de l’économie d’extraction – modèle qui, ajouté à la prédation, constitue la base matérielle des tyrannies africaines.De plus, sa politique étrangère favorise souvent le maintien de régimes dictatoriaux les plus exécrables. Mais, souvent, la politique occidentale n’a pas fait autrement.
Il ne faut donc pas s’attendre à ce que la Chine soit d’un grand secours dans les luttes à venir pour la démocratie.

Demain, quel avenir ?

Comme dans tout pays ou continent, il existe une saine as-piration à la liberté et au bien-être en Afrique. Mais ce désir a de la peine à se concrétiser dans des pratiques effectives, à se tra-duire dans des institutions nouvelles et une culture politique neuve.
Nous pouvons reprendre les paroles de deux Africains comme chemin possible pour demain. D’abord celles du Camerounais Achille Mbembe : - Avoir « un réel projet démocratique, une pensée de la démocratie qui constituerait une véritable alternative au modèle prédateur en vigueur à peu près partout. »
- Mettre en œuvre une « révolution sociale radicale sur le continent. » Tourner le dos « à la sénilité croissante des pouvoirs – le fait que plus ils sont vieillissants, plus ils deviennent hystériques et carnassiers, et plus les successions deviennent des affaires de famille. »
- Stopper «  l’enkystement de pans entiers de la société et l’irrépressible désir, chez des centaines de millions, de vivre partout ailleurs sauf chez eux – le désir généralisé de défection et de désertion. »
- Tourner le dos à « la culture du racket, de l’émeute sanglante et sans lendemain et qui, à l’occasion, tour-ne facilement à la guerre de pillage. Cette sorte de violence sans projet politique alternatif, n’est pas seulement portée par les « cadets sociaux » dont « l’enfant-soldat » et le « sans-travail » des bidonvilles constituent les tragiques symboles. Cette sorte de populisme sanglant est aussi mo-bilisée, lorsqu’il le faut, par les forces sociales qui sont parvenues à colo-niser l’appareil d’État. »

Et puis celles, très fortes, du Béninois Edgard Gnansounou :
Il existe une saine aspiration à la liberté et au bien-être  en Afrique !« L’Afrique qui meurt de faim, du sida et de la malaria a certes besoin d’une aide d’urgence massive et d’une solidarité internationale généreuse. Mais ni l’urgence ni la solidarité des autres ne sont efficaces si l’aide doit être indispensable en permanence. Nous devons aussi faire un bon diagnostic de nos malheurs, trouver la part de remèdes et de solutions qui dépend de nous-mêmes et nous construire une utopie positive qui nous donne assez d’énergie et d’enthousiasme pour inventer une autre réalité pour demain. »

Le cas du recours à l’aide internationale pour organiser des élections n’est qu’un exemple de l’état de dépendance dans lequel nos pays semblent se complaire et qu’entretiennent nos classes politiques. Pourtant il ne devrait pas être impossible d’imaginer un mode d’organisation politique et de consultations démocratiques, transparentes et équitables, dont les coûts puissent être supportés par nos pauvres économies. En vérité le mal est plus profond, la construction de puits, de latrines, d’écoles, de postes de santé, l’organisation de conférences, de séminaires, rien n’échappe plus désormais au recours à l’aide internationale.

La notion de projets renvoie aujourd’hui de manière inévitable à la demande d’aide extérieure, comme si l’ensemble de nos sociétés entrait dans un processus dangereux de ‘’clochardisation et de handicap international !’‘

A côté de ces avatars, l’Afrique a véritablement besoin d’une aide substantielle pour faire face à des pandémies comme le Sida et le paludisme qui mettent en cause sa propre survie à long terme. Mais ici aussi faisons-nous vraiment tout ce que nous pouvons pour maîtriser ces catastrophes ? Pourquoi notre continent est-il atteint à ce point par le Sida ? N’y a-t-il pas dans nos mœurs, nos comportements, des conditions épidémiologiques qui nous rendent particulièrement vulnérables au virus du Sida? Avons-nous pris toute la mesure d’une pandémie qui risque de précipiter notre disparition dans les prochains siècles ? N’y aurait-il pas lieu de faire face à cette menace en remettant en cause individuellement certaines de nos pratiques, telles que la polygamie, la permissivité sexuelle et les rapports non protégés ?

Le fait que dans d’autres continents, les comportements ne soient pas forcément meilleurs ne devrait pas être une consolation pour les Africains, car ce qui devrait davantage compter pour nous est de vaincre la guerre que nous impose si rudement ce virus. Sans cultiver la peur ni développer une culpabilité collective, nos sociétés se doivent de privilégier, dans toutes situations, leurs parts de solution et cesser de se leurrer sur le caractère indispensable de l’aide internationale. Non pas que les pays africains n’aient pas besoin d’aide d’urgence, mais lorsque l’urgence se transforme en assistance permanente, que faisons-nous de notre dignité ?

Repenser le contenu de la démocratie, c’est renverser cette logique de suzerain et mettre l’État au service des collectivités locales. Nos sociétés, dans leur ensemble, devront désormais adopter une culture d’apprentissage afin de s’ouvrir aux savoirs développés par l’humanité au cours des siècles et auxquels nous restons largement fermés. Nous devons pousser loin nos ambitions et arrêter de nous complaire avec tous ceux qui nous passent la pommade, avec ces faux amis qui flattent notre sensibilité, notre joie de vivre, nos talents musicaux, festifs et sportifs. Tous ces talents ne suffiront pas à nous sauver de la disparition qui nous hante dans les prochains siècles si nous continuons à nous préoccuper si peu des faibles, de tous ces pauvres si nombreux qui souffrent et meurent en silence sans rien exiger de personne. »

Voix d’Afrique
d’après des sources variées



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