Nous
venons d'évoquer la traite des esclaves: c'est le problème
crucial, à cette époque, de l'Afrique centrale où
elle se pratique intensément. Depuis le début du siècle,
des traitants arabes et noirs swahili de Zanzibar et de la côte
orientale, se sont engagés dans l'intérieur du continent.
Ils tissent peu à peu un immense réseau de pistes plus
ou moins régulièrement fréquentées, s'étendant
du nord de l'actuel Congo RDC. au sud du lac Nyassa, et de l'océan
Indien jusqu'au Lomami, un des principaux affluents du Congo au centre
du continent. Ils recherchent l'ivoire, fort demandé en Europe,
mais aussi les esclaves. Ces derniers alimentent une forte exportation
estimée à la moyenne annuelle de 30 000 individus au
milieu du XIXe siècle.
Caravane d'esclaves portant la gangue.(Gravure
de Livingstone)
Leurs destinations sont variées: Zanzibar et sa voisine Pemba
principalement pour les plantations de girofles, et les pays de l'océan
Indien s'échelonnant de la Somalie à l'Inde. Nombre
d'autres demeurent sur le sol africain tout en connaissant l'exil
loin de leur pays d'origine. Ils sont requis pour les tâches
liées au commerce d'ivoire: la collecte puis le portage sur
de longues distances, le travail agricole nécessaire à
la subsistance des immigrés venus de la côte et de leurs
gens, les services domestiques en tout genre exigés par ces
derniers. La mortalité est grande par suite des pertes subies
au cours des attaques de villages, des conditions de transport, puis
de travail. Quant à la natalité, elle reste généralement
très faible chez les populations serviles. Alors que les exportations
à travers l'Atlantique ont cessé durant les années
1860, la traite orientale connaît une expansion considérable.
La situation est identique au Soudan et en Afrique occidentale.
Lavigerie
s'en préoccupe dès le premier instant où il pense
à l'établissement de missions dans le centre du continent.
Il sait qu'une telle oeuvre ne peut se concevoir sur le seul plan
spirituel. Elle s'insère dans un contexte déterminant
pour sa réalisation et ne peut s'opérer dans un entourage
qui la stérilise radicalement. C'est le cas de la traite des
esclaves. On ne peut rien espérer de populations vivant dans
une insécurité perpétuelle, emmenées au
loin ou dispersées par les razzias, réduites à
la famine par les destructions qui s'en suivent.
Cette
constatation s'applique non seulement à l'uvre missionnaire,
mais aussi à toutes les composantes du progrès humain.
C'est dans ces larges dimensions que Lavigerie envisage le problème,
et il ne cessera d'en rechercher la solution.
Sa
première pensée fut de susciter ce qu'il appela un "Royaume
chrétien" sous la souveraineté d'un chef africain
sinon converti au christianisme, du moins sympathisant. Des laïcs
européens à la fois dévoués et compétents
en divers métiers seraient mis à son service: il pourrait
alors étendre une domination bienfaisante assurant aux populations
la sécurité nécessaire à leur développement.
Ce projet fit long feu. La situation pourtant s'avérait dramatique
pour les missionnaires établis autour du lac Tanganyika qui
constituait une plaque tournante du réseau de traite. Des laïcs
les avaient accompagnés pour assurer des tâches d'ordre
pratique. Lavigerie pensa les regrouper en une association religieuse
dont les établissements créeraient des zones de sécurité,
en y promouvant le travail agricole et l'instruction à l'exemple
des abbayes du Moyen-Age européen. Une telle association ne
put voir le jour. Son but toutefois se réalisa sur une petite
échelle. L'un des laïcs auxiliaires des missions, Louis
Joubert, assuma cette charge sur le pays environnant Mpala, au
sud-ouest du lac Tanganyika. Il s'en acquitta au milieu des pires
difficultés.
Le
territoire ainsi couvert restait fort réduit par rapport aux
immenses étendues de l'Afrique centrale. L'Angleterre avait
bien imposé en 1873 au sultan de Zanzibar un traité
interdisant l'exportation des esclaves. Elle exerçait sur mer
une difficile répression, mais sans pouvoir agir sur le continent.
Là, le trafic grossissait. Lavigerie se décida alors,
avec toute son autorité de cardinal et l'appui du pape, à
lancer en Europe une vaste campagne pour alerter l'opinion sur de
tels ravages. C'était en 1888. Il ne fut pas le premier à
lancer un tel cri d'alarme, et l'on trouve parmi ses prédécesseurs
des noms célèbres, ceux de Barth, Livingstone, Schweinfurth,
Cameron. Mais sa voix connut un retentissement inégalé.
Elle se fit entendre au cours de grandes conférences prononcées
dans des capitales européennes, Paris, Londres, Bruxelles,
Rome, et dans un certain nombre d'autres villes importantes. A part
l'Angleterre, sensibilisée depuis longtemps sur ce problème,
ce fut une découverte. Il fallait donc agir, mais comment?
L'idée
fondamentale de Lavigerie était celle-ci: susciter un mouvement
d'opinion assez fort pour amener les gouvernements à prendre
des mesures humanitaires auxquels ils se décident rarement
par eux-mêmes quand aucun intérêt politique n'est
en jeu. Ils ne disposaient cependant de moyens d'action contre les
traitants que sur les côtes d'Afrique. L'intérieur ne
pouvait être atteint que par des entreprises privées.
La première formule envisagée par le cardinal fut donc
d'en appeler aux "jeunes gens chrétiens d'Europe"
pour former une association de type religieux qui multiplierait en
Afrique centrale l'uvre réalisée par Joubert
à Mpala.
Frères Armés du Sahara
Un
organisme de ce genre, supra-national, aurait eu l'avantage de démarquer
son action des rivalités coloniales qui atteignaient alors
leur plus grande intensité. Mais on ne peut échapper
au contexte existant. Les établissements prévus devaient
posséder des armes pour assurer leur défense et celles
des populations environnantes. Or l'évidence s'imposa bientôt:
dans le processus en cours du partage de l'Afrique, les Puissances
coloniales n'admettraient jamais sur les territoires convoités,
même en dehors de possession effective, la présence de
tels groupes échappant à leur contrôle direct.
Il fallut vite renoncer à l'association d'abord prévue,
et. Lavigerie se résigna à fragmenter le mouvement anti-esclavagiste
en sociétés nationales. Leur but consistait à
maintenir l'opinion en alerte et recueillir des fonds pour soutenir
ceux qui s'occupaient d'esclaves libérés. Deux d'entre
elles, belge et française, allèrent plus loin dans le
sens primitivement envisagé. La première organisa l'envoi
de petites expéditions armées sur le lac Tanganyika.
La seconde s'occupa d'une association dite des "Frères
armés du Sahara", créée dans le but de fonder
dans le désert des centres de refuge et d'y promouvoir un développement
agricole.
De
telles initiatives se trouvèrent nécessairement mêlées
aux conquêtes coloniales alors en cours, et elles n'aboutirent
pas. On ne peut ici en décrire toutes les péripéties
et les efforts déployés par Lavigerie pour sauvegarder
l'esprit du mouvement qu'il avait lancé. Retenons seulement
un point capital. C'est en réfléchissant sur la force
du mouvement d'opinion soulevé en Europe par le cardinal que
les responsables du Foreign Office, à Londres, entamèrent
un processus qui devait aboutir à la réunion de la conférence
internationale de Bruxelles. Celle-ci dura de novembre 1889 à
juillet 1890, et les Puissances représentées prirent
des mesures effectives communes pour la répression de le traite
des esclaves.
Le
passage de la servitude à la véritable liberté
ne peut cependant s'obtenir par ces seules mesures. Il exige une longue
évolution. Du moins faut-il la déclencher, et Lavigerie
fut l'un de ceux qui y travaillèrent le plus activement.
Discours à l'Eglise
du Gésu de Rome 28 décembre 1888
Les lois de la nature ne regardent pas seulement
les chrétiens, elles intéressent tous les hommes. Voilà
pourquoi Je fais appel à tous, sans distinction de nationalités,
ni de partis, ni de confessions religieuses. je ne m'adresse pas seulement
à la fo', je m'adresse à la raison, à la justice,
au respect, à l'amour de la liberté, ce bien suprème
de l'homme, comme l'a dit encore Notre Pontife. Sans doute, Je plaide
aujourd'hui cette cause dans un temple et devant des autels, mais
je suis prêt à la plaider partout. je l'ai plaidée
dans Princess Hall, devant les protestants d'Angleterre, dans les
salons, devant les philosophes, devant les impies, et toujours j'ai
trouvé dans les curs l'écho de ce sentiment que
traduisait le poète antique :
Homo sum et nihil humani
a me alienum puto.
Je suis homme et rien de ce qui est humain
ne m'est étranger C'est un cri qui est parti de Rome, et qui,
lui aussi, a son écho dans tout l'univers. Je suis homme, l'injustice
envers d'autres hommes révolte mon cur. Je suis homme,
l'oppression indigne ma nature. Je suis homme, les cruautés
contre un si grand nombre de mes semblables ne m'inspirent que de
l'horreur. Je suis homme, et ce que je voudrais que l'on fit pour
me rendre la liberté, l'honneur, les liens sacrés de
la famille, Je peux le faire pour rendre aux fils de cette race infortunée,
la famille, l'honneur et la liberté.