Le Cardinal Charles-Martial Lavigerie 1825-1892


9. L'Eglise et L'Etat

Sur le plan des relations entre l'Eglise et l'Etat, le nom de Lavigerie est surtout connu pour le retentissant Toast d'Alger prononcé en 1890. Son action dans ce domaine ne se limite pourtant pas à ce seul épisode.

Elle s'engage assez tôt, durant son séjour à Rome en tant qu'auditeur au tribunal de la Rote, de 1861 à Léon XIII1863. Cette fonction est celle d'un juge, mais en fait il l'exerce à titre national. Napoléon IIILes souverains des Puissances officiellement catholiques ont alors le privilège de présenter à la nomination du pape un membre de ce tribunal qui, par ce fait, joue également un rôle diplomatique au sein même du Vatican. C'est le cas de Lavigerie. Or, à cette époque, la plus grande partie des Ètats Pontificaux s'est déjà détachée du pouvoir papal pour se réunir au royaume d'Italie. Rome et le territoire environnant y échappent encore, mais par la seule présence de troupes françaises. C'est un guêpier pour l'empereur Napoléon III qui recherche donc une solution de compromis pour s'en dégager. Pie IX, pour sa part, ne veut pas entendre parler d'une aliénation quelconque de ce qu'il considère comme un droit imprescriptible de l'Eglise.

La situation est bloquée, entraînant des rapports fort délicats entre la France et le Saint-Siège. Or Lavigerie représente la première en tant qu'auditeur national, et il appartient au second par ses fonctions au tribunal de la Rote qui lui confèrent un certain rang dans la hiérarchie. Situation inconfortable. Il ne croit pas à la survie du pouvoir temporel du pape, mais les changements à prévoir ne doivent pas compromettre l'indépendance spirituelle de ce dernier. Telle est la ligne de pensée qu'il va suivre en participant aux nombreuses tractations qui se déroulent pour tenter de résoudre cette épineuse "question romaine". L'accord franco-italien de 1864 rentrera dans cette perspective mais, après une première phase satisfaisante d'application, il échouera totalement.

Lavigerie 1890Devenu évêque de Nancy en 1863, Lavigerie ne limite pas son action aux limites du diocèse. Il est l'un des trois conseillers du gouvernement pour les nominations épiscopales. Cette charge non officielle, mais importante va prendre encore un plus grand relief avec l'annonce de la convocation prochaine d'un concile où les nouveaux élus seront appelés à jouer un rôle. La tendance de ces derniers est nettement marquée: ils comptent parmi les opposants à l'ultramontanisme, c'est-à-dire à une centralisation romaine plus stricte. En participant à ces nominations, Lavigerie ne veut pas promouvoir la tendance opposée, c'est-à-dire le gallicanisme. Il repousse non pas un pouvoir accru du pape sur l'Eglise universelle, mais l'intransigeance doctrinale et le rejet sans nuance de la société moderne dont les ultramontains se font les champions. Cela l'entraîne pourtant dans une collaboration avec un gouvernement qui tend vers le gallicanisme pour distendre les liens de l'Eglise de France avec Rome et mieux la contrôler. Il ressent encore davantage cette ambiguïté quand on parle de lui pour la succession prochaine au prestigieux archevêché de Lyon: une telle promotion ne paraîtra-t-elle pas comme la récompense d'une trop grande docilité au pouvoir politique contre la ligne alors prédominante à Rome? Une solution se présente quand le gouverneur général de l'Algérie lui propose le siège d'Alger devenu vacant. Il accepte aussitôt voulant, selon ses propres termes, "fuir". Une vocation missionnaire, dont l'origine remonte à son voyage au Liban, mûrit d'ailleurs en lui. Il y répond en même temps qu'il se dégage d'une situation équivoque.

Jule Ferry (1832-1893) Avocat et homme politique FranceQuelques années plus tard survient la chute de l'Empire consécutive aux désastres de la guerre contre la Prusse. La question constitutionnelle se pose en France. Lavigerie pense qu'une restauration de la monarchie s'impose. Il la souhaite vivement, mais l'espoir s'estompe au fil des ans. Les royalistes se réduisent à l'impuissance par leurs divisions, et la majorité du corps électoral se prononce nettement en faveur de la république.

Inutile de s'enfermer dans les souvenirs d'un passé révolu. Lavigerie entre en pleine communion de pensée avec Léon XIII qui affirmera: l'Eglise est indifférente aux régimes politiques comme tels, elle se prononce seulement sur les lois qu'ils édictent, car c'est la législation qui est bonne ou mauvaise. Le Régime politique se situe dans l'ordre des moyens qui peuvent changer suivant les circonstances. En évoluant à ce niveau, Lavigerie ne fait pas preuve de palinodie, comme on l'en a accusé. Il reste fidèle à sa préoccupation fondamentale: assurer les bases d'une organisation de la société bénéfique pour tous ses membres. Si un moyen s'avère inadéquat, il faut en changer pour atteindre ce but qui importe avant tout.

Gambetta homme politique français 1838-1882Concrètement, dans la France de l'époque, cela signifie une entente entre le pouvoir républicain et le Saint-Siège. Oeuvre difficile à réaliser car l'anticléricalisme constitue l'une des lignes politiques maîtresses des nouveaux dirigeants. Mais Lavigerie distingue vite des tendances différentes parmi ces derniers. Les uns, qui formeront le parti radical, sont non seulement anticléricaux, mais visent à l'élimination de toute forme de religion dans le pays: aucune discussion n'est évidemment possible avec eux. Les autres veulent supprimer la position dominante de l'Eglise dans une société devenue pluraliste, sans vouloir pour autant la détruire. Avec ces "opportunistes", comme on les appelle, des aménagements sont possibles.

Lavigerie s'engage dans cette voie dès 1880 à la suite de décrets sur les congrégations religieuses, qui suscitent une énorme émotion parmi les catholiques. Trois ans plus tard, Léon XIII lui confère une mission de concertation avec le gouvernement français pour désamorcer une nouvelle crise, fort grave, surgie à la suite des lois scolaires. Il réussit effectivement, avec son autorité accrue de cardinal, à éviter la rupture et poursuit sur cette lancée en cherchant à "calmer le jeu" au milieu de difficultés sans cesse renaissantes. Les obstacles se présentent de part et d'autre.


Chez les républicains, les hommes les plus ouverts au dialogue n'osent pas ou ne peuvent pas toujours résister à la surenchère des radicaux. Du côté des catholiques, la grande majorité d'entre eux rejettent par principe toute entente avec la république, associée à la Révolution française persécutrice, donc inacceptable comme telle. Ils établissent de fait un lien étroit avec les partis royalistes. La conséquence est grave: même leurs efforts justifiés de défense religieuse contre un anticléricalisme excessif, apparaissent davantage comme une opposition au régime politique établi et voulu par la majorité de la nation. Par principe la religion ne peut lier son sort à un parti politique déterminé. Il faut dissocier nettement les deux sous peine de marginalisation croissante de l'Eglise en France. Les catholiques doivent donc accepter les institutions existantes, d'ailleurs légitimes en elles-mêmes. Ils pourront alors y participer et collaborer avec des républicains "opportunistes". Cette large majorité devrait élaborer une politique plus équilibrée sans craindre de se voir tiraillée entre les extrémistes de tous bords. C'est le "Ralliement": Lavigerie le prône en 1889, mais de façon discrète. Il n'est pas entendu.


Le ralliement vu à travers la campagneanti-esclavagiste: des personnalités républicaines
dansent autour du Cardinal Lavigerie.(click pour agrandir)

Au Vatican, une réflexion similaire conduit Léon XIII aux mêmes conclusions et, un an plus tard, il charge le cardinal de les proclamer aux catholiques de France par un acte public. La mission est accomplie le 12 novembre 1890 avec le toast d'Alger prononcé devant un parterre de notabilités de la marine et de l'administration. Cette fois le retentissement est énorme. L'opposition de nombreux catholiques et évêques, le silence gardé par le pape, l'attitude louvoyante du nonce à Paris, le scepticisme de maints républicains : ces différentes attitudes entretinrent longtemps la confusion et furent la source de polémiques interminables. Lavigerie, objet de violentes attaques, en souffrit beaucoup. L'horizon commença à s'éclaircir en juillet 1891 avec l'arrivée à Paris d'un nouveau nonce déterminé à promouvoir auprès des évêques un changement nécessaire d'attitude. Léon XIII enfin fit entendre sa voix en février 1892 dans l'encyclique Au milieu des sollicitudes, prônant l'union des catholiques français dans l'acceptation loyale du régime établi chez eux.

Lavigerie mourut quelques mois plus tard. Il avait ouvert une brèche dans une haute muraille, mais les mentalités évoluent lentement. Un long chemin, semé d'embûches, restait encore à parcourir.


Le Toast d'Alger 12 novembre 1890

L'union, en présence de ce passé qui saigne encore, de l'avenir qui menace toujours, est en ce moment, en effet, notre besoin suprême. L'union est aussi, laissez-moi vous le dire, le premier vœu de l'Église et de ses Pasteurs à tous les degrés de la hiérarchie.Sans doute, Elle ne nous demande de renoncer ni au souvenir des gloires du passé, ni aux sentiments de fidélité et de reconnaissance qui honorent tous les hommes. Mais quand la volonté d'un peuple s'est nettement affirmée ; que la forme d'un gouvernement n'a rien en soi de contraire, comme le proclamait dernièrement Léon XIII, aux principes qui seuls peuvent faire vivre les nations chrétiennes et civilisées ; lorsqu'il faut, pour arracher enfin son pays aux abîmes qui le menacent, l'adhésion, sans arrière-pensée, à cette forme de gouvernement, le moment vient de déclarer enfin l'épreuve faite, et, pour mettre un terme à nos divisions, de sacrifier tout ce que la conscience et l'honneur permettent, ordonnent à chacun de nous de sacrifier pour le salut de la patrie.

C'est ce que j'enseigne autour de moi ; c'est ce que je souhaite de voir enseigner en France par tout notre clergé, et en parlant ainsi je suis certain de n'être point désavoué par aucune voix autorisée.


Salle du Toast d'Alger à St Eugène

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