Sur
le plan des relations entre l'Eglise et l'Etat, le nom de Lavigerie
est surtout connu pour le retentissant Toast d'Alger
prononcé en 1890. Son action dans ce domaine ne se limite
pourtant pas à ce seul épisode.
Elle
s'engage assez tôt, durant son séjour à Rome
en tant qu'auditeur au tribunal de la Rote, de 1861 à 1863.
Cette fonction est celle d'un juge, mais en fait il l'exerce à
titre national. Les
souverains des Puissances officiellement catholiques ont alors le
privilège de présenter à la nomination du pape
un membre de ce tribunal qui, par ce fait, joue également
un rôle diplomatique au sein même du Vatican. C'est
le cas de Lavigerie. Or, à cette époque, la plus grande
partie des Ètats Pontificaux s'est déjà détachée
du pouvoir papal pour se réunir au royaume d'Italie. Rome
et le territoire environnant y échappent encore, mais par
la seule présence de troupes françaises. C'est un
guêpier pour l'empereur Napoléon III qui recherche
donc une solution de compromis pour s'en dégager. Pie IX,
pour sa part, ne veut pas entendre parler d'une aliénation
quelconque de ce qu'il considère comme un droit imprescriptible
de l'Eglise.
La situation est bloquée, entraînant des rapports
fort délicats entre la France et le Saint-Siège. Or
Lavigerie représente la première en tant qu'auditeur
national, et il appartient au second par ses fonctions au tribunal
de la Rote qui lui confèrent un certain rang dans la hiérarchie.
Situation inconfortable. Il ne croit pas à la survie du pouvoir
temporel du pape, mais les changements à prévoir ne
doivent pas compromettre l'indépendance spirituelle de ce
dernier. Telle est la ligne de pensée qu'il va suivre en
participant aux nombreuses tractations qui se déroulent pour
tenter de résoudre cette épineuse "question romaine".
L'accord franco-italien de 1864 rentrera dans cette perspective
mais, après une première phase satisfaisante d'application,
il échouera totalement.
Devenu
évêque de Nancy en 1863, Lavigerie ne limite pas son
action aux limites du diocèse. Il est l'un des trois conseillers
du gouvernement pour les nominations épiscopales. Cette charge
non officielle, mais importante va prendre encore un plus grand
relief avec l'annonce de la convocation prochaine d'un concile où
les nouveaux élus seront appelés à jouer un
rôle. La tendance de ces derniers est nettement marquée:
ils comptent parmi les opposants à l'ultramontanisme, c'est-à-dire
à une centralisation romaine plus stricte. En participant
à ces nominations, Lavigerie ne veut pas promouvoir la tendance
opposée, c'est-à-dire le gallicanisme. Il repousse
non pas un pouvoir accru du pape sur l'Eglise universelle, mais
l'intransigeance doctrinale et le rejet sans nuance de la société
moderne dont les ultramontains se font les champions. Cela l'entraîne
pourtant dans une collaboration avec un gouvernement qui tend vers
le gallicanisme pour distendre les liens de l'Eglise de France avec
Rome et mieux la contrôler. Il ressent encore davantage cette
ambiguïté quand on parle de lui pour la succession prochaine
au prestigieux archevêché de Lyon: une telle promotion
ne paraîtra-t-elle pas comme la récompense d'une trop
grande docilité au pouvoir politique contre la ligne alors
prédominante à Rome? Une solution se présente
quand le gouverneur général de l'Algérie lui
propose le siège d'Alger devenu vacant. Il accepte aussitôt
voulant, selon ses propres termes, "fuir". Une vocation
missionnaire, dont l'origine remonte à son voyage au Liban,
mûrit d'ailleurs en lui. Il y répond en même
temps qu'il se dégage d'une situation équivoque.
Quelques
années plus tard survient la chute de l'Empire consécutive
aux désastres de la guerre contre la Prusse. La question
constitutionnelle se pose en France. Lavigerie pense qu'une restauration
de la monarchie s'impose. Il la souhaite vivement, mais l'espoir
s'estompe au fil des ans. Les royalistes se réduisent à
l'impuissance par leurs divisions, et la majorité du corps
électoral se prononce nettement en faveur de la république.
Inutile de s'enfermer dans les souvenirs d'un passé révolu.
Lavigerie entre en pleine communion de pensée avec Léon
XIII qui affirmera: l'Eglise est indifférente aux régimes
politiques comme tels, elle se prononce seulement sur les lois qu'ils
édictent, car c'est la législation qui est bonne ou
mauvaise. Le Régime politique se situe dans l'ordre des moyens
qui peuvent changer suivant les circonstances. En évoluant
à ce niveau, Lavigerie ne fait pas preuve de palinodie, comme
on l'en a accusé. Il reste fidèle à sa préoccupation
fondamentale: assurer les bases d'une organisation de la société
bénéfique pour tous ses membres. Si un moyen s'avère
inadéquat, il faut en changer pour atteindre ce but qui importe
avant tout.
Concrètement,
dans la France de l'époque, cela signifie une entente entre
le pouvoir républicain et le Saint-Siège. Oeuvre difficile
à réaliser car l'anticléricalisme constitue
l'une des lignes politiques maîtresses des nouveaux dirigeants.
Mais Lavigerie distingue vite des tendances différentes parmi
ces derniers. Les uns, qui formeront le parti radical, sont non
seulement anticléricaux, mais visent à l'élimination
de toute forme de religion dans le pays: aucune discussion n'est
évidemment possible avec eux. Les autres veulent supprimer
la position dominante de l'Eglise dans une société
devenue pluraliste, sans vouloir pour autant la détruire.
Avec ces "opportunistes", comme on les appelle, des aménagements
sont possibles.
Lavigerie
s'engage dans cette voie dès 1880 à la suite de décrets
sur les congrégations religieuses, qui suscitent une énorme
émotion parmi les catholiques. Trois ans plus tard, Léon
XIII lui confère une mission de concertation avec le gouvernement
français pour désamorcer une nouvelle crise, fort
grave, surgie à la suite des lois scolaires. Il réussit
effectivement, avec son autorité accrue de cardinal, à
éviter la rupture et poursuit sur cette lancée en
cherchant à "calmer le jeu" au milieu de difficultés
sans cesse renaissantes. Les obstacles se présentent de part
et d'autre.
Chez
les républicains, les hommes les plus ouverts au dialogue
n'osent pas ou ne peuvent pas toujours résister à
la surenchère des radicaux. Du côté des catholiques,
la grande majorité d'entre eux rejettent par principe toute
entente avec la république, associée à la Révolution
française persécutrice, donc inacceptable comme telle.
Ils établissent de fait un lien étroit avec les partis
royalistes. La conséquence est grave: même leurs efforts
justifiés de défense religieuse contre un anticléricalisme
excessif, apparaissent davantage comme une opposition au régime
politique établi et voulu par la majorité de la nation.
Par principe la religion ne peut lier son sort à un parti
politique déterminé. Il faut dissocier nettement les
deux sous peine de marginalisation croissante de l'Eglise en France.
Les catholiques doivent donc accepter les institutions existantes,
d'ailleurs légitimes en elles-mêmes. Ils pourront alors
y participer et collaborer avec des républicains "opportunistes".
Cette large majorité devrait élaborer une politique
plus équilibrée sans craindre de se voir tiraillée
entre les extrémistes de tous bords. C'est le "Ralliement":
Lavigerie le prône en 1889, mais de façon discrète.
Il n'est pas entendu.
Le ralliement vu à travers la campagneanti-esclavagiste:
des personnalités républicaines
dansent autour du Cardinal Lavigerie.(click pour agrandir)
Au
Vatican, une réflexion similaire conduit Léon XIII
aux mêmes conclusions et, un an plus tard, il charge le cardinal
de les proclamer aux catholiques de France par un acte public. La
mission est accomplie le 12 novembre 1890 avec le toast d'Alger
prononcé devant un parterre de notabilités de la marine
et de l'administration. Cette fois le retentissement est énorme.
L'opposition de nombreux catholiques et évêques, le
silence gardé par le pape, l'attitude louvoyante du nonce
à Paris, le scepticisme de maints républicains : ces
différentes attitudes entretinrent longtemps la confusion
et furent la source de polémiques interminables. Lavigerie,
objet de violentes attaques, en souffrit beaucoup. L'horizon commença
à s'éclaircir en juillet 1891 avec l'arrivée
à Paris d'un nouveau nonce déterminé à
promouvoir auprès des évêques un changement
nécessaire d'attitude. Léon XIII enfin fit entendre
sa voix en février 1892 dans l'encyclique Au milieu des sollicitudes,
prônant l'union des catholiques français dans l'acceptation
loyale du régime établi chez eux.
Lavigerie
mourut quelques mois plus tard. Il avait ouvert une brèche
dans une haute muraille, mais les mentalités évoluent
lentement. Un long chemin, semé d'embûches, restait
encore à parcourir.
Le Toast d'Alger 12 novembre 1890
L'union, en présence de ce passé qui saigne
encore, de l'avenir qui menace toujours, est en ce moment,
en effet, notre besoin suprême. L'union est aussi,
laissez-moi vous le dire, le premier vu de l'Église
et de ses Pasteurs à tous les degrés de la
hiérarchie.Sans doute, Elle ne nous demande de renoncer
ni au souvenir des gloires du passé, ni aux sentiments
de fidélité et de reconnaissance qui honorent
tous les hommes. Mais quand la volonté d'un peuple
s'est nettement affirmée ; que la forme d'un gouvernement
n'a rien en soi de contraire, comme le proclamait dernièrement
Léon XIII, aux principes qui seuls peuvent faire
vivre les nations chrétiennes et civilisées
; lorsqu'il faut, pour arracher enfin son pays aux abîmes
qui le menacent, l'adhésion, sans arrière-pensée,
à cette forme de gouvernement, le moment vient de
déclarer enfin l'épreuve faite, et, pour mettre
un terme à nos divisions, de sacrifier tout ce que
la conscience et l'honneur permettent, ordonnent à
chacun de nous de sacrifier pour le salut de la patrie.
C'est ce que j'enseigne autour de moi ; c'est ce que je
souhaite de voir enseigner en France par tout notre clergé,
et en parlant ainsi je suis certain de n'être point
désavoué par aucune voix autorisée.
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Salle du Toast d'Alger à St Eugène