Voix d'Afrique N°52
Le Soudan

"La lutte des femmes contre la guerre"


Les victimes des guerres en Afrique: " les femmes et les enfants...d'abord !!!

Au sud Soudan, Anna Kima Hoth est "passeuse"...
Passeuse entre les ethnies, entre les traditions, entre les religions.
Pas une mince affaire dans ce pays plongé dans la guerre civile.
Des guerres pour hommes, qui ne savent souvent pas pourquoi ils se battent.
Elle sait, elle, qu'elle se bat contre la guerre avec pour seule arme son bon sens.
Et, comme seul espoir, les femmes. Par Djénane Kareh Tager.

( avec l'autorisation des la revue "Actualité des Religions" - article paru dans le n° 5, mai 1999 )



nna Kima Hoth défroisse posément un pan de son boubou couleur d'automne.
Puis elle croise les mains sur ses genoux, vous regarde droit dans les yeux, et vous assène sa première information :
non, elle ne pratique pas le dialogue inter religieux. Dans le contexte actuel du sud Soudan, se justifie-t-elle,
les belles déclarations et les grands discours seraient franchement mal venus.

Les combats font rage, d'une part entre le régime islamiste du Nord et la rébellion du Sud, d'autre part
entre les tribus du Sud, notamment les Dinkis et les Nouer, qui veulent chacune grignoter le territoire de l'autre. Des enfants meurent de faim, des mères aux seins desséchés tentent en vain d'arracher leurs nourrissons décharnés de l'agonie qui les guette, des hommes se battent. Peut-être un jour, dit-elle encore, les Soudanais du Sud pourront à nouveau se livrer à l'art de la joute oratoire. Mais ce n'est pas le moment : ils ont d'autres préoccupations, bien plus vitales.

Vous l'écoutez avec stupéfaction. Anna Kima, une jeune femme au tempérament d'acier, est pourtant précédée d'une réputation de "passeuse".
Passeuse entre les ethnies, entre les traditions, entre les religions. Toutes les provinces du sud Soudan connaissent sa silhouette longiligne, son port de tête altier,
ses yeux qui expriment à la fois sa détermination et la détresse de tout un peuple. On la dit femme de dia-logue, elle s'en défend. Au détour d'une phrase, elle vous avoue qu'elle se considère plutôt comme une femme d'action, armée de son seul bon sens.

u fil des jours, elle parcourt inlassablement la savane et la brousse, elle arpente des sentiers rocailleux ou des étendues désertiques,
elle frappe aux portes, s'installe au beau milieu des places des villages qu'elle traverse, et travaille... à rassembler. Qui ?

"Les femmes. Toutes les femmes. Je ne leur réclame pas leurs papiers, j'ignore à quelle religion ou à quelle tribu elles appartiennent. Je leur apprends simplement à découvrir leurs nombreuses affinités. Rien ne ressemble autant à une femme qui donne la vie et se bat pour le bien- être de ses enfants qu'une autre femme qui donne la vie et se bat, elle aussi, pour le bien-être de ses enfants. Quant à nos hommes, je crois qu'ils ont montré leurs limites. ils sont trop occupés à s'entretuer, pour des raisons qu'ils ignorent probablement eux-mêmes".

D'une certaine manière, Anna Kima est l'incarnation de la rencontre entre les religions. Sa grand mère était animiste, son père est musulman, elle-même est chrétienne, comme sa mère. Mais chrétienne catholique ? Orthodoxe ? Peut-être copte ? Elle vous regarde avec un rien de pitié. Pose sa main sur votre épaule et vous explique longuement le but du mouvement œcuménique : réaliser l'unité entre tous les chrétiens.
"Je suis une disciple du Christ. J'ai été baptisée dans une Eglise protestante, mais je me considère avant tout comme une chrétienne".
Elle rectifie aussitôt : "Je pourrais vous décliner mon identité de mille manières. Vous préciser que j'appartiens à l'ethnie des Nouer.
Ou encore à tel clan de telle tribu, de cette ethnie. En quoi cela vous avancerait-il ? Je suis d'abord une femme. Une victime d'une guerre que je ne comprends pas".



Jeune fille du Sud Soudan, que sera son avenir ?

 

nna Kima Hoth aurait pu couler paisiblement ses jours à Malakal, la ville du sud Soudan où elle est née et a été scolarisée.
Ou encore à Khartoum, la capitale soudanaise où elle s'est installée, adolescente, avec sa famille :

"Je me suis mariée en 1986, et j'ai gagné le sud Soudan avec mon époux. Quelques mois plus tard, la famine, le cycle de la violence, nous ont contraints à l'exode. Nous mangions des racines, nous buvions une eau saumâtre, nous étions comme des bêtes en quête de survie. Nous avons rejoint l'Ethiopie où j'ai enseigné l'arabe et l'anglais dans une école copte. En 1991, une nouvelle guerre, en Ethiopie cette fois, nous a remis sur les chemins de l'exil. Nous avons rejoint le Kenya
à pied, dans des conditions épouvantables. J'avais déjà deux enfants. Et je souffrais doublement: pour eux, et puis pour moi"
Anna Kima a alors une "révélation": "Autour de moi les réfugiés passaient leurs jours en longs palabres axés sur une même question: "Qui a tort ? Qui est à l'origine du mal dont nous sommes victimes ?" Et ils se battaient de plus belle, chacun s'accrochant à ses propres certitudes, défendant sa propre ethnie ou sa propre religion. J'ai inversé cette question. Peu importe l'origine du mal, je me suis plutôt demandé : "Qu'est-ce qui va mal ?". J'ai rejoint le Nouveau Conseil des Eglises du Soudan,
basé au Kenya, où j'ai été installée au standard. J'assurais l'accueil, je répondais aux appels de détresse.

Puis j'ai accompagné des délégations humanitaires au Soudan, où je servais d'interprète. Entre temps, mon mari est parti à la guerre. Il ne m'a pas demandé
mon avis : il s'en est allé un jour, il n'est plus revenu. Il doit se battre quelque part, contre une ethnie rivale ou alors contre le régime de Khartoum. Et les civils payent le prix de cette haine diffuse. J'ai alors décidé, moi aussi. de me battre. De me battre pour la paix".

Promue responsable du programme Femmes et Jeunes pour la région de Kordofan et de Darfour, Anna Kima réunit les femmes,
souvent délaissées "par des hommes partis tuer d'autres hommes", lance t-elle avec mépris. Elles sont musulmanes, chrétiennes ou fidèles des religions traditionnelles. Elles sont Arabes, Dinkis ou Nouer. Et elles mettent en commun leur savoir et leurs énergies pour se lancer dans l'un ou l'autre de ces macroprojets de développement encouragés par le Nouveau Conseil des Eglises du Soudan et par Caritas International. "Ce sont des gouttes d'eau, mais elles finiront par remplir le vase", assure-t-elle. A certaines, a été fourni un nécessaire du parfait pêcheur: des cannes à pêche, des fils, des hameçons, de petites barques, des filets. D'autres se sont lancées dans l'agriculture : " Les rives du Nil sont constituées de terres arables.
Il suffit de les défricher et de les ensemencer. Évidemment, si nous avions des pompes pour assurer l'irrigation, ces projets seraient
plus rentables", regrette Anna Kima. Et, tandis que les femmes travaillent, les enfants jouent ou étudient ensemble. "Ceux là seront moins tentés de se faire la guerre. A force de coexister, indépendamment de leurs croyances ou de leurs origines, ils ont cessé de fantasmer l'autre, d'être terrorisés par lui.". Les femmes qu'elle côtoie ne sont ni des intellectuelles ni des diplômées, mais "des femmes du peuple, des paysannes, celles qui souffrent vraiment. Elles ont du bon sens. Elles savent ainsi, presque d'instinct, qu'une maison ne peut être complète si elle ne dispose à la fois d'une chambre et d'une cuisine, d'un salon et d'une salle de bain. C'est cet ensemble, harmonieusement édifié, qui constitue LA maison. Ainsi en est-il de notre pays".

Depuis 1987, Anna Kima n'a plus revu sa mère, restée à Khartoum. "Elle me manque", dit-elle, les larmes aux yeux. Elle espère un jour pouvoir se rendre dans la capitale. "J'ai plusieurs amies musulmanes qui vivent la même situation… Elles pleurent l'islam bon enfant qui était traditionnellement implanté chez nous. Elles sont elles aussi victimes du régime au pouvoir ! Un régime bien peu musulman, si l'on en croit les règles de paix et de fraternité édictées par le Coran...
(Allez voir aussi les documents dans Foi et Justice. article du 25 mai 2001 et le reste)