Voix d'Afrique N°61 (Déc 2003)
De l'assistance publique à la Mission

la vocation de denis poupon
le 1er Novembre 2008 le Frère célèbre ses 100 ans

Si vous passez par Tassy, près de Fayence dans le Nord du Var, vous rencontrerez peut-être Denis Poupon.
à 98 ans, il est souvent volontaire pour la lecture de la célébration eucharistique, qu'il fait d'une voix forte, sans lunettes.
Nous l'avons rencontré, et il nous a raconté son aventure.

Abandonné

Son premier berceau : un sac de jute au bord de l'âtre.
René Poupon est né le jour de la Toussaint 1908 ; son père : il ne l'a pas connu, même de nom ; sa mère l'a abandonné à la naissance ; c'est l'Assistance publique qui l'a pris en charge. Il a été d'abord confié à une pauvre femme qui devait aller mendier son pain et son lait dans les fermes des environs. La situation était tellement précaire que les voisins s'inquiétèrent, et le bébé Poupon fût confié à une autre famille dont le seul revenu était le "trimestre" payé par l'Assistance publique pour élever d'autres enfants : Denis Poupon dans le jardin de Thibar en Tunisieune seule pièce, le lit des trois garçons et le lit des deux filles, séparés par une horloge et une armoire, le berceau du bébé au pied du lit des parents, un seau d'eau pour la toilette, pas d'électricité et l'eau à la pompe du village, tel est l'environnement que trouva René en venant au monde. Dans le village, l'école primaire était fréquentée pour moitié par les enfants de l'Assistance. Comme tous les enfants, il fréquente le catéchisme : le curé , de retour de la grande guerre , avait décidé de se retirer du ministère, ses deux sœurs donnaient le catéchisme… lorsqu'elles n'étaient pas occupées avec leurs petits amis… René est baptisé et confirmé à l'âge de 12 ans. Les parents adoptifs louaient un lopin de terre où poussaient quelques légumes. A 12 ans, il arrive au bout de l'école primaire ; il est en âge de travailler et il est placé dans une autre famille de fermiers. Il reçoit son premier salaire, 250 fr. par an au début, puis 450 fr. la deuxième année ; pour la troisième année, le fermier ne peut pas lui payer les 600 fr. et il est doit de nouveau partir au service d'un meunier.

 

Garçon meunier

Il y était heureux : le travail ne manquait pas avec les douze vaches, les trois chevaux et le mulet, la poussière du moulin, les sacs à charrier, les charrettes à charger et décharger ; il partageait sa chambre avec le charretier ; cela a duré deux ans puis ses patrons ont dû abandonner. René est alors placé chez un cultivateur dans la dèche, aigri et injuste ; à 16 ans, il est le seul domestique ; sur lui retombe tout le travail. Il couche à l'écurie, avec les chevaux, et doit souvent se contenter de pain et d'eau claire pour toute nourriture. Sur lui retombe les conséquences de la misère de ses patrons. Avec ma patronne, Madame Dumousseau, ma maman spirituellePar trois fois il s'enfuit, trois fois il est rattrapé par les gendarmes. René est un jeune révolté, aigri et triste, "nourri de haine et d'eau chaude" rappelle-t-il. Dernière bêtise : il pénètre par la fenêtre dans la chambre de la fille de la maison. Les gendarmes l'arrêtent, lui passent les menottes et le gardent trois jours. Il est envoyé à Mâcon, sous la surveillance étroite de sa patronne : "René, si tu bouges, attention à toi ! " disait- elle devant tous les voyageurs. Il passe douze jours en prison, au pain et à l'eau. Le juge lui donne le choix : ou bien tu retournes au travail, ou tu t'engages dans les Bataillons d'Afrique (les fameux bataillons disciplinaires !). René décide de s'engager, bien décidé à faire son temps puis revenir pour se venger sur ceux qui l'ont tant fait souffrir. Heureusement il est refusé, il est trop maigre ! Il retourne donc pour un temps chez ses anciens patrons, avant d'être envoyé dans ce qui restera pour toujours sa famille adoptive, les Dumoussaux.

 

Une nouvelle vie

C'est une grande maison bourgeoise, une ferme de 24 vaches et plusieurs dizaines d'hectares de culture. Lorsqu'on lui propose d'aller à l'église, il répond tout de go que çà ne lui dit rien… et la patronne comprend. Petit à petit elle l'apprivoise, lui parle et l'écoute dans des heures de promenade dans le parc ; elle lui passe quelques livres chrétiens, quelques journaux, et l'emmène à une mission paroissiale, animée par les Rédemptoristes, qui le fait beaucoup réfléchir. Lors d'une célébration en l'honneur de Ste Thérèse de Lisieux, c'est le "coup de foudre". "La foi est un don de Dieu, il faut la demander." Aussi simple que çà ! La haine a remplacé l'amour ; ce qui n'était qu'un mot, une idée vague, devient pour René une réalité, une expérience. Il fait sa première vraie confession, une confession de tout son passé et de ses blessures. La patience de sa mère adoptive, sa présence affectueuse avait fini d'éteindre toute haine dans son cœur.

Vocation missionnaire : à la caserne

Il est appelé à Vesoul pour son service militaire ; il a vingt ans, et beaucoup de caractère ; il insiste auprès des autorités militaires du Régiment de Chasseurs pour aller à la messe le dimanche ; il est le seul soldat à demander une pareille permission. L'aumônier le prend avec lui ; infirmier, il apprend le métier auprès des religieuses de l'hôpital ; catéchiste, il s'occupe de préparer deux de ses camarades à la première communion. Il y prend goût et décide de devenir religieux. "Les malades, çà ne me dit rien, je préfèrerais devenir missionnaire" confie-t-il à son aumônier qui lui indique les Pères Blancs.

Formation missionnaire : d'Alsace en Algérie

Il part pour Altkirch, en Alsace, pour le postulat de quelques mois : logement sous le Thibar (Tunisie) réglages de soupapestoit, le froid, la pluie, l'humidité et la glace sur la cuvette de la toilette : "le paradis !" se souvient-il avec un grand rire. Puis il prend le bateau pour Alger, en 1931 : un jour et une nuit sur le pont, le mal de mer, et enfin l'Afrique à l'horizon. C'est le noviciat : les cheveux coupés ras, la première gandourah, la chéchia rouge ; c'est une nouvelle vie, il faudra donc un nouveau nom : René devient Denis. Va pour Denis ! Vie de silence, de prière, de travaux, la forge, le jardin, la menuiserie ; chaque novice doit se faire trois choses : une malle, un cercueil et une croix !
Denis avait repéré le commissionnaire des Sœurs Blanches qui venait de temps en temps à la Maison-Mère - dans le même bâtiment que le noviciat - avec un cheval magnifique. Il ne résiste pas à la tentation, enfourche l'étalon et détale pour un galop dans les jardins de Maison-Carrée, comme autrefois à Vesoul. Entre temps le commissionnaire revient : "où est le cheval ? On a volé mon cheval !" On le recherche quelque temps, et voilà Denis qui arrive tout heureux de sa courte cavalcade. L'incident arrive jusqu'aux oreilles du Supérieur Général, le bon père Voillard, qui décide de renvoyer chez lui ce novice dissipé, et il faudra que le maître des novices plaide en sa faveur pour que l'affaire soit oubliée. Après deux ans de vie quasi-monastique, Denis est envoyé d'abord à Billère, près de Pau, pour s'occuper de missionnaires en convalescence ou lépreux, puis à Thibar, en Tunisie.

Thibar, dans le Djebel Tunisien

Les Pères Blancs y ont un immense domaine de 2000 hectares dont 1100 de vignes et de céréales. Denis est plus particulièrement chargé de la gestion du personnel, une centaine de tunisiens musulmans et quelques chrétiens, petits-enfants des orphelins kabyles d'Algérie. Il ap-prend l'arabe à leur école. Il partage leurs joies et leurs problèmes, leur donne un lopin de terre avec des semences pour les aider à bien nourrir leurs familles ; il les connaît tous par leur nom et leur histoire.
Avec d'autres missionnaires, il fait fructifier le domaine, passe des attelages de bœufs aux tracteurs, vendange et moissonne : le revenu aide les missions des pères blancs en Afrique Noire. Il reprend l'uniforme militaire lorsqu'éclate le conflit de 1939. Il va au Liban avec les Chasseurs d'Afrique. Il est démobilisé et revient à Thibar, où il restera jusqu'en 1974, quand le domaine sera donné au Gouvernement tunisien.

Tassy en Provence

Il continuera à servir à Tassy, près de Fréjus ; c'est là que les missionnaires âgés Tassy: lecteur pendant la liturgieviennent prendre leur retraite ; là aussi il y a un grand domaine qui devrait rapporter ; Denis se met à l'œuvre.
Aujourd'hui, à 95 ans, il a toujours son lopin, quelques rangées de tomates et d'aubergines, quelques pieds de courges dont il Tassy: le jardin potagersurveille la croissance : chaque jour il les arrose, bine et sarcle. Sa démarche est plus lente, mais toujours ferme et assurée ; ses yeux, rougis par des années au grand soleil, restent vifs : il n'a pas besoin de lunettes et lit d'une voix forte les lectures de la liturgie, d'une élocution claire et assurée.
Il aime rappeler ses vieux souvenirs ; sans aucune amertume il raconte ses souffrances passées, ses joies, les événements cocasses et dramatiques, comme autant de versets d'un psaume de louange. En terminant, il insiste, une grande lumière dans le regard : "l'important, il faut insister, c'est la Foi !"


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