Voix d'Afrique N°62

DE FRANS A JEAN-PAUL
LA MISSION : ON PASSE LE RELAIS
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Les vieux missionnaires achèvent leurs courses ;
des jeunes missionnaires prennent la suite.

Bilan de cinquante ans

La campagne ardennaise est calme, le vent souffle à peine, c'est le temps du repos. Dans sa maison de retraite, Franz le vieux missionnaire égrène ses mémoires sur son chapelet.
" Septembre 1964: la rébellion des Simba bouleverse tous les projets missionnaires… J'ai été arrêté, maintenu en détention ; dans une nuit de novembre à l'hôpital Sœur Simons et Soeur Anuarita, infirmières, furent tuées. Au début de décembre nous fûmes libérés par les mercenaires mais près de Bunia trois confrères avaient été tués…"


Quarante ans après, Frans se souvient ; jeune missionnaire originaire d'Anvers, il est envoyé en 1954 au Congo, une mission alors florissante ; les épreuves des guerres civiles ne l'ont pas découragé ; malgré les arrestations et l'insécurité, il travaille à l'évangélisation et au développement des populations de l'Est Congo, près du Lac Mobutu (qui était alors le Lac Albert). Il construit dispensaires, hôpitaux, maternités, et même une piste d'atterrissage de 900 mètres… La mortalité infantile diminue, les maternités fonctionnent, le médecin s'installe, les interventions chirurgicales sont nombreuses. Le catéchuménat augmente, les communautés chrétiennes deviennent plus consistantes malgré les épreuves… En 2002, paroisses et dispensaires sont pillés. De retour chez lui pour les soins médicaux, il conclut : "Un autre sacrifice que le Seigneur m'a demandé a été de voir s'écrouler le travail de générations de Missionnaires et de Chrétiens. Mais l'espoir reste ; à travers ces épreuves, l'Eglise trouvera une nouvelle jeunesse, car l'œuvre missionnaire n'est pas la nôtre , c'est l'œuvre du Christ."

Frans terminait sa vie missionnaire le 23 mai 2003 à l'âge de 76 ans.

Frans StevensJean Paul Guibila

Le flambeau est repris

Aujourd'hui, Jean Paul Guibila, jeune missionnaire burkinabé est envoyé au Congo, dans le même pays où Frans avait travaillé pendant près de cinquante ans.

Il écrit : "Après mon ordination en juin 2001, j'ai été nommé dans la Province du Sud-Est Congo. Comme un jeune, plein de rêve et d'enthousiasme, je pensais transformer le monde par toutes sortes d'activités. La lune de miel ne dura que huit mois, car à l'heure même où j'écris, des bruits de botte se font entendre. La peur, l'insécurité et une préparation à la fuite éventuelle en brousse se font de plus en plus menaçants… "
Dans la tourmente

Dimanche 16 juin 2002 : la messe paroissiale s'est déroulée normalement ; l'église est pleine, chants et rythmes liturgiques animent la célébration. Au moment de la communion "Heureux les invités au repas du Seigneur ! Voici l'Agneau de Dieu qui enlève le péché du monde", un coup de feu éclate suivi d'explosions et de cris tout proches : les Maï-Maï arrivent ! Toute la population fuit dans la forêt, les villages se vident. Au milieu des pauvres maisons aux portes béantes, les pilons abandonnés, quelques chaises cassées renversées dans la cour, le vent soulève la poussière de la route, quelques papiers, quelques vieux sacs de plastique dérisoires ; pas un seul poulet pour picorer ici et là, par un seul chiot errant, le village est mort. Seuls quatre Missionnaires, deux blancs et deux africains sont restés, comme des imbéciles. "Qu'est-ce que nous fichons ici, tout seuls, alors que tout le monde est parti dans la brousse ? " se demande
Jean-Paul.

Le programme d'activités apostoliques, catéchèses, sessions "Justice et Paix", séminaires de rencontre inter-religieuse, partis aux oubliettes. Seul reste le désarroi, la solitude, l'impuissance devant les groupes rivaux qui s'entretuent.

Que faire ?


Que faire ? simplement être là, pour accueillir, les mains ouvertes et vides, le moindre signe d'espérance, écouter ceux qui viennent aux nouvelles, qui cherchent un conseil ou un simple partage, serrer une main, croiser un regard, un sourire peut-être, recevoir sa parole comme une bouchée de bon pain rompu pour le partage, boire doucement quelques gorgées d'eau fraîche, sans hâte, échangée comme un baiser. "Tu n'es plus seul, et moi non plus, je ne suis pas seul : nous sommes ensemble." La parole n'a pas besoin d'être dite, elle est là, avant les mots.

Quelques soldats, portant pour tout signe d'autorité la bandouillère de leur mitraillette, s'arrêtent sous la véranda ; ils voient quelques fleurs : "Vous mangez çà, vous les prêtres ?
- Non, c'est simplement pour embellir la maison." Et après un temps de silence : "Décidément, vous n'êtes pas comme tout le monde ; ils ont tous fui le village, vous seuls êtes restés, vous n'avez pas peur !" Peut-être sont-ils de ceux qui ont déjà visité et razzié la mission dans le passé. Pour eux aussi, notre présence est une énigme, peut-être un mystère, le début d'un cheminement vers le Mystère de Celui qui a détruit toutes les guerres, toutes les divisions dans son propre Corps.

Pas candidat au martyre

"Je ne suis pas candidat au martyre, écrit Jean-Paul. Si je venais à mourir par balle, c'est que je n'aurais pas pu m'y dérober. Toutefois si ma présence, aussi insignifiante soit-elle, pouvait être source de soutien et d'espérance même pour une seule personne, je demande au Seigneur la grâce de pouvoir rester là, sûr que sa grâce me suffit."

Le silence

Il devient lourd, comme menaçant ; tous sont partis. Le seul contact était le contact radio : l'émetteur-récepteur a été razzié. Personne ne s'intéresse à notre sort ; inutile de crier, personne ne nous entendra du fond de notre gouffre ; même la prière…Nous entend-il ? Enfin, on arrive à rafistoler un vieux poste récepteur, et nous entendons la voix lointaine qui s'inquiète de nous. La communion est rétablie. Enfin, l'équipe provinciale arrive à franchir les obstacles et passe quelques jours avec nous : çà fait du bien !

"Le soir, avant le coucher du soleil (car il n'y a pas d'électricité, bien sûr, et le pétrole pour la lampe est devenu rare !) j'ouvre le bréviaire : les vieux psaumes de guerre, de rescapés, de déportés hurlent la révolte pour l'ouvrir à la confiance. La colère du vieux psalmiste devant les massacres deviennent pour moi une prière présente, viscérale. "Jusqu'à quand, Seigneur, vas-tu nous oublier ? ": c'est là que je retrouve le Christ. Cris de colère, à la limite du désespoir, gémissement comme un murmure d'agonie : "Pourquoi m'as-tu abandonné…" moi et les pauvres congolais, les fuyards et les réfugiés. C'est la prière de la Croix, le Psaume 21, et l'espérance : "Tu m'as répondu !"


"La prière chrétienne n'est pas un service d'information de Dieu ni une répétition des paroles d'autrui, mais bien de saisir sa propre lourdeur et celle du monde pour les tourner vers le Christ, avec le Christ vers le Père." Dieu n'est pas éloigné des malheurs, il est au cœur même de la souffrance.

"Jamais je n'ai senti le Seigneur aussi loin et aussi proche de moi."
Il est loin lorsque que pointe une espérance de cessation des hostilités, d'ordre rétabli, et que subitement les fusils et les lance-roquettes reprennent leur vacarme. "C'est pas possible ! quand est-ce que çà va s'arrêter ?"
Il est proche, tellement proche comme lorsque après une attaque je me promenais dans la fraîcheur du soir pour calmer mes peurs ; j'entendis une petite voix, au plus profond de mon cœur : "Je suis avec vous jusqu'à la fin !"
Ma prière : offrir au Christ ma vie et celle des autres telle qu'elle est, avec mes colères, mes révoltes, ma violence intérieure, les lueurs d'espoir, les personnes violées, torturées, les villages pillés. Lui seul peut prendre tout ça dans ses mains, comme un pain brisé, comme un des raisins broyés.

Avec mes frères

Célébration de la messe en rite congolaisJ'ai été envoyé ici pour vivre et travailler avec d'autres missionnaires. Nous formons une communauté. Aujourd'hui, réduits à l'impuissance, ce n'est pas une communauté "pour faire", mais pour être, tout simplement ; avec mes frères, tellement différents de moi. Nos partageons les mêmes peurs, les mêmes silences angoissés, les insomnies et les encouragements timides. Nous nous accueillons, chacun comme une grâce pour l'autre, un don de Dieu, un signe de la Paix pour le monde, pour crier comme autrefois en Galilée : "Le Royaume des cieux est proche !"



Voix d'Afrique & Jean Paul Guibila