Voix d'Afrique N°60

Cinquante cinq ans
de rencontre.

 

Nos lecteurs connaissent bien Michel Lelong, Missionnaire d'Afrique (Père Blanc).
Né en 1925 à Angers, il a passé plus de vingt ans au Maghreb consacrant sa vie au dialogue entre l'Eglise et l'Islam ;
Ce dialogue continue dans son engagement en France au service des relations inter-religieuses
Dans le dernier numéro, nous annoncions la publication de son livre sur "Jean Paul II et l'Islam."
Nous évoquons ici son cheminement missionnaire.

" Bienvenu chez nous !"
Jour de rentrée à l'Université d'Alger, en 1951. Michel Lelong, en tenue traditionnelle "père blanc", gandourah et burnous blancs, rosaire autour du cou s'avance parmi les étudiants : ils forment comme deux groupes selon leur origine, leur tradition, leur religion : les arabes musulmans d'un côté, les chrétiens de l'autre. "Soyez le bienvenu parmi nous, Père ; mon nom est Ali Merad(1) !" L'Algérien serre la main de Michel et la porte à son cœur. La glace est rompue, le trac oublié.

L' appel du silence
Jeune élève de première à Angers, Michel avait été fortement impressionné par le film sur la vie de Charles de Foucauld "L'Appel du Silence". C'était pendant la guerre, en 1940 . En sortant de la salle de cinéma, la décision était prise : il serait prêtre pour vivre parmi les musulmans. Après un an au grand séminaire diocésain d'Angers, il commence se formation de missionnaire qui l'amènera à Carthage, où il est ordonné prêtre en 1948.


1948 Michel Lelong en Tunisie avec son Père le lendemain de son ordination

Première rencontre : dans la souffrance
Son frère avait été tué en Alsace dans les combats de la Libération à la tête de sa section de tirailleurs marocains ; un ami Tunisien, étudiant en France, était également tombé sur le front. Encore sous le choc du deuil qui a frappé sa famille, Michel va visiter à Tunis la famille de son ami, Madame & Monsieur Mabrouk : il partage l a souffrance et la prière. Pour la première fois, il est reçu dans un foyer tunisien ; première expérience de dialogue avec les musulmans, non pas un dialogue d'idées , mais le partage d'une immense peine. Les deux jeunes hommes étaient morts dans la fleur de l'âge ; d'un côté comme de l'autre de la Méditerranée, dans la famille chrétienne comme dans la famille musulmane, il retrouve la foi en Dieu, la soumission filiale à la Providence, l'espérance en la vie éternelle, la prière de confiance dans la miséricorde divine . Dans l'épreuve, ces croyants se confiaient à Dieu, les uns dans la lumière du Christ, les autres se référant au Coran.

Après son ordination à Carthage en 1948, le Père Lelong étudie les lettres à l'université de Paris, puis il est envoyé à Tunis pour pratiquer la langue arabe qu'il avait commencé à étudier pendant son scolasticat à Thibar (Tunisie) ; deux ans plus tard il se retrouve à Alger pour approfondir sa connaissance de l'Arabe littéraire et de l'Islam.

A Alger avec le monde étudiant
Seul prêtre à préparer une licence d'Arabe dans le monde étudiant, il noue rapidement des relations avec les Algériens de toutes origines : chrétiens, musulmans, juifs, et même athées. Un groupe de rencontre se forme où chacun apprend à se connaître et à se parler. Des amitiés se nouent ; incroyants comme croyants de diverses religions prennent le temps de s'écouter dans le respect mutuel d'échanger sans peur. Aucun prosélytisme dans ce groupe : le cœur de chacun est un mystère dans son cheminement vers Dieu.

A Tunis, la culture arabe
Muni du diplôme de l'Université d'Alger, Michel part à Tunis : les Pères Blancs y ont établi depuis de nombreuses années l'Institut des belles Lettres Arabes (IBLA). Les missionnaires y étudient non seulement la langue arabe, mais également la culture musulmane dans tous ses aspects, philosophiques, religieux et artistiques. C'est également un lieu de rencontre avec les Tunisiens : rencontres, réunions, conférences et dialogues y sont fréquents ; de nombreuses amitiés s'y nouent, qui vont plus loin que la tolérance : les désir de se connaître, de s'apprécier en profondeur, de se respecter dans le cheminement humain et spirituel de chacun, selon l'inspiration de Lavigerie. "Gardez-vous bien de faire du prosélytisme. Contentez-vous de gagner les cœurs par les bienfaits et la charité, et laissez faire le temps" écrivait-il aux premiers missionnaires en Afrique du Nord.

La patience du semeur
Bien avant le Concile Vatican II, les Pères Blancs, en Afrique du Nord, avaient compris que, pour annoncer l'Evangile, il faut, tout en s'efforçant d'être fidèle au Christ, connaître la culture et la religion des peuples auxquels les missionnaires sont envoyés. Cela ne les condamnait pas au silence ; conformément aux recommandations de l'Apôtre Pierre, ils "rendaient compte de l'Espérance qui était en eux, avec douceur et respect" (1 Pi. 3 :10). Rencontre après rencontre, après des mois et des années de dialogue, la confiance mutuelle était créée, qui permettait à chacun de se dire et à s'écouter en toute vérité pour avancer ensemble sur le chemin qui conduit à Dieu, chacun approfondissant sa fidélité en respectant celle de l'autre.

Vatican II : Nouvelles perspectives
Au concile Vatican II, l'Eglise jette un nouveau regard sur les religions non chrétiennes. Le temps des condamnations était révolu ; la page des suspicions était tournée ; sous l'inspiration de Jean XXIII puis de Paul VI, l'Eglise ouvrait ses portes en grand sur le monde. Et la déclaration conciliaire "Nostra Aetate" comportait cet appel d'une immense portée :"L'Eglise regarde avec estime les musulmans qui adorent le Dieu un, vivant et subsistant, miséricordieux, tout puissant qui a parlé aux hommes (…) Si, au cours des siècles, de nombreuses dissensions et inimitiés se sont manifestées entre les chrétiens et les musulmans, le Concile les exhorte tous à oublier le passé, et à s'efforcer sincèrement à la compréhension mutuelle, ainsi qu'à protéger et à promouvoir ensemble, pour tous les hommes, la justice sociale, les valeurs morales, la paix et la liberté". (Nostra aetate §3)

En France, le Secrétariat des relations avec l'Islam.
Comme dans d'autres pays, l'Eglise de France décida de mettre sur pied le " Secrétariat pour les Relations avec l'Islam" (S.R.I.). Michel Lelong fut appelé à travailler à sa création (à la demande de Mgr. A. Collini, archevêque de Toulouse, originaire de Tunisie).Quelques années après l'indépendance des pays d'Afrique du Nord, les relations avec l'Islam n'étaient pas une question théorique : l'Islam arrivait en France avec le flux des Maghrébins, harkis, travailleurs, mais aussi étudiants et familles ; dans les banlieues, des lieux de prière s'établissaient puis de véritables mosquées. La première réaction populaire était souvent de peur ou de rejet ; il fallait se situer envers cette présence musulmane d'une façon conforme à l'Esprit du Concile Vatican II et donc accueillir les événements comme un appel à mieux se connaître et se comprendre ; c'était la tâche de Michel Lelong. Pendant des années, il parcourt la France de long en large ; il noue et entretient des relations avec les universitaires et les imams ; il est invité dans les diocèses pour susciter des lieux de dialogue et pour aider les Français à dépasser les réactions de peur, adopter une attitude sereine et juste à l'égard des musulmans : leur relation à Dieu, les rites et les prières, les coutumes et les croyances, leur patrimoine éthique, culturel et spirituel.

" Un seul Dieu ! "
Dans cet effort de rencontre, la conviction qui anime Michel est qu'à travers les efforts de rencontre, c'est le même Dieu qui nous conduit ; nous l'appelons "Dieu", les musulmans ainsi que les arabes chrétiens l'appellent "Allah" : Il est au-delà de tout nom, de toute étiquette. Certes il ne s'agit absolument pas d'oublier les divergences doctrinales existant entre la foi chrétienne et la foi musulmane. Il ne s'agit pas de cacher la lampe sous le boisseau ; la foi au Christ mort et ressuscité anime profondément l'effort d'ouverture à l'autre. Il s'agit d' approfondir la fidélité au Christ et découvrir ce que le Pape Jean Paul II appelle "les liens spirituels" qui unissent tous ceux qui croient au Dieu unique, créateur de l'homme et de l'univers.. A travers les dogmes, et au-delà des formulations où "le mystère" ne peut être enfermé, nous "cherchons son visage", animés du désir de le rencontrer en vérité.

"O toi , l'au delà de tout,
N'est-ce pas là tout ce qu'on peut chanter de toi ?
Quel hymne te dira, quel langage ?
Aucun mot ne t'exprime.
A quoi l'esprit s'attachera-t-il ?
Tu dépasses toute intelligence.
Seul tu es indicible
Car tout ce qui se dit est sorti de toi.
Seul tu es inconnaissable
Car tout ce qui se pense
est sorti de toi."

Cet hymne que chantait St.Grégoire de Nazianze au 4ème siècle anime notre foi et notre patiente recherche. Le Dieu d'Abraham n'a jamais fini de se révéler, et la relation filiale avec le Père, à laquelle nous appelle le Christ est un cheminement jamais terminé, car il est un appel à "l'in-fini".

Pourquoi ?
Pourquoi de telles différences entre les grandes religions ? C'est le mystère du dessein de Dieu. Il est intéressant, à ce propos, de méditer cet étonnant verset du Coran : "Si Dieu l'avait voulu, Il aurait fait de vous tous une seule communauté ; mais il a voulu vous éprouver par le don qu'Il vous a fait ; cherchez à vous surpasser les uns les autres dans les bonnes actions. Tous vous retournerez à Dieu et Il vous éclairera sur vos divergences " (Coran, sourate 5, verset 48.)

Père Michel Lelong

Le dialogue : pour faire face au défi.
Ensemble, au-delà de toutes différences, nous partageons la même création, le même monde qui aujourd'hui prend les dimensions d'un village. Ensemble nous sommes appelés à trouver le bonheur en bâtissant la paix, et nul ne peut prétendre rencontrer le Créateur s'il ne travaille à la fraternité entre tous les hommes. "Aimez-vous" : le commandement que le Christ nous a laissé est commun à tous ; le jugement sera le même pour tous : nous serons jugés sur l'Amour !
Alors que commence le 3ème millénaire, toute la famille humaine est lancée dans un pèlerinage : à travers les conflits, les guerres, les ma-ladies et les souffrances, chrétiens et musulmans, avec les croyants des autres religions du monde, font face à un défi : ou bien baisser les bras avec résignation, ou bien , tout en sachant que nous sommes "dans le monde mais pas du monde", agir pour construire un monde plus fraternel.

Tel était le sens de la démarche de Jean Paul II quand il invita des représentants de toutes les religions du monde à se rencontrer à Assise : plus que jamais dans l'histoire humaine, les violences, les souffrances et la mort déchirent l'humanité ; parfois ceux qui déclanchent ces conflits le font en utilisant abusivement le nom de Dieu. C'est au nom du vrai Dieu, celui qu'invoquent les Chrétiens, les Juifs et les Musulmans que nous sommes attachés à promouvoir la justice et la Paix, dans l'attente de sa révélation plénière où il sera enfin "tout en tous."


Père Michel Lelong : Jean-Paul II et l'Islam, préface du Père Gérard Chabanon, Supérieur Provincial de France, éd. François-Xavier de Guibert, 2003, 130 p., 18 euros.

L'Islam est-il, de nos jours, un péril pour l'Europe et une menace pour l'Eglise? Beaucoup d'occidentaux le croient. Connaissent-ils la pensée de Jean-Paul II sur la religion musulmane et sur l'attitude spirituelle que peuvent avoir, envers les catholiques, les croyants musulmans?
A maintes reprises, à Rome, et au cours de ses voyages à travers le monde, le Saint Père a abordé cette question, mais son enseignement, dans ce domaine, demeure mal connu.
Ayant, durant de longues années, exercé son ministère auprès des musulmans, le Père Lelong présente et commente ici les principaux textes dans lesquels le pape appelle les catholiques à vivre leur rencontre avec les croyants de l'Islam, en étant fidèles à la vérité du Christ.