Voix d'Afrique N°66

 

 

 

 

 


"Pourquoi tu nous
aimes, Dieudonné?"

Vue générale de Ghardaïa

Dans la communauté de l'évêché de Ghardaïa, j'ai rencontré Dieudonné, un jeune congolais,
qui y fait son stage de formation comme missionnaires d'Afrique.
Nous nous sommes assis à l'ombre et il m'a parlé de sa vie et de son expérience.
Dieudonné Makiala, jeune stagiaire congolais, sur la terrasse de l'évêché de Ghardaïa


A l'hôpital de Ghardaïa

"Pourquoi tu nous aimes ? Tu n'es pas musulman : pourquoi tu viens passer ton temps avec nous ?" La question arrive comme un coup de poing dans l'estomac. A l'hôpital de Ghardaïa, aux portes du Sahara, le christianisme est la religion des blancs, des anciens Dieudonné, et Norbert Mwishabongo, stagiaires Congolais, devant la  Basilique Notre-Dame d'Afrique.colonisateurs, des étrangers, des "roumis" qui refusent la religion de Mohamad. Dieudonné est noir ; il vient du Congo ; quatre fois par semaine, il vient passer la journée avec les enfants malades ou convalescents de l'hôpital. Les docteurs et les infirmières, méfiants au début, l'acceptent bien maintenant : ne parle-t-il pas arabe comme tout le monde ? il comprend les souffrances des gosses malades, il sait consoler, dédramatiser, encourager les enfants et même les faire rire. Il arrive toujours avec quelque chose d'intéressant : des livres et des crayons pour dessiner, des jeux tout simples, des mastics à modeler. Quand il arrive dans le centre de pédiatrie, c'est comme un rayon de soleil. C'est pourtant étrange : il n'émarge pas au budget de l'hôpital, il ne prêche pas ; il parle, écoute, plaisante, s'assoit au bord d'un lit, porte dans ses bras un enfant infirme, incapable de marcher, joint ses mains aux siennes pour modeler une pâte à modeler ; il prend tout son temps pour s'informer avec les docteurs ou les infirmières ; il demande des conseils, écoute et donne son avis. Il est comme un grand frère pour chacun de ces gamins. Un bébé a été abandonné à la naissance : il le prend dans ses bras, comme un père. Un garçonnet ne peut pas marcher à cause de quelque malformation : il lui tend la main. Des parents sont anxieux, au chevet de leur fille fiévreuse : il se joint à eux, tout simplement.

Tout ce qui touche l'homme, me touche moi aussi.

"Pourquoi ? mais pourquoi tu fais tout ça ? Qui te paye pour venir ici ? " - "Personne", répond Dieudonné. "Comme vous, comme chaque personne qui souffre et pleure, je suis créé à l'image de Dieu ; tu es mon frère, et tout ce qui t'affecte, m'affecte moi aussi". "Je suis homme, et tout ce qui touche l'homme, me touche moi aussi." C'était l'intuition fondamentale de Lavigerie, l'archevêque d'Alger du 19ème siècle. C'est l'inspiration qu'il a donnée aux Pères Blancs, les missionnaires qu'il envoyait à travers le Sahara et les forêts tropicales à la rencontre de l'Afrique.

L'enfant du Congo
Dieudonné vient de Kisangani, d'une famille profondément ancrée dans l'Eglise depuis trois générations. Ses parents sont professeurs. La prière, le chapelet, la messe matinale sont des pratiques ordinaires.

Oasis de Beni Isguen de Ghardaïa

L'église est proche du collège ; Dieudonné va prier à la messe chaque matin. Il était parti pour être, lui aussi, professeur comme ses parents. Les missionnaires l'invitent à se joindre au groupe de formation spirituelle, les "jeunes de lumière". Au cours d'une retraite, pendant l'eucharistie, il est soudainement frappé par les paroles et le geste du prêtre : il prend le pain et dit "ceci est mon corps". Il était habitué depuis son enfance à la célébration. Mais ce matin là, ça le frappe. "Comment ? un prêtre, un homme que je connais, qui parle, discute et plaisante avec moi, il prend un morceau de pain et déclare : 'ceci est mon corps' ? Ce n'est pas possible !" Il s'en ouvre à quelques amis, puis au prêtre qu'il connaît bien ; il réfléchit, il prie et, finalement, il décide : "Moi aussi, je donnerai le Corps du Christ aux autres." Il a à peine quatorze ans. Cette conviction, née dans une expérience spirituelle très forte, ne le quittera jamais.

Ses études se passent sans histoire ; il apprend vite, réfléchit volontiers. Lorsque sa mère tombe gravement malade, il interrompt ses classes pendant deux ans pour subvenir aux besoins de ses petits frères et sœurs. Puis il passe avec succès le baccalauréat.

L'appel : partir plus loin

Son oncle est archevêque de Kisangani, mais Dieudonné se sent appelé à aller au-delà des frontières. Sa famille voudrait bien qu'il reste au Congo. Mais il a lu avec passion la vie de Lavigerie. Cet évêque s'est engagé au service des pauvres ; il s'est battu pour la justice et les droits humains, alors que l'Afrique était traversée par les caravanes d'esclaves. Sa décision est prise : il sera missionnaire d'Afrique. Le supérieur provincial lui demande de réfléchir.

Dieudonné commencera ses études au séminaire de philosophie qui prépare les jeunes comme lui à choisir une communauté religieuse. Son oncle, l'archevêque, est engagé dans la vie du Congo dans une étape particulièrement difficile : le dictateur Mobutu a été chassé. Monseigneur Monsengwo est élu président de l'Assemblée de transition qui doit faire sortir pacifiquement tout le pays de nombreuses années de dictature. Dieudonné lui tient lieu de chauffeur, garde du corps… et confident. Il est au cœur même du mouvement pour la Paix et la Justice. Cela enracine encore plus profondément son désir d'être missionnaire. Il est accepté à l'année spirituelle, après une année au séminaire des missionnaires d'Afrique, au bord du lac, à la Ruzizi.

Formation spirituelle

Dieudonné dans la chapelle du St Sacrement à GhardaïaLe premier grand voyage : il arrive à Bobo Dioulasso pour le "noviciat". C'est une autre Afrique, la savane, les terres sèches, l'Islam influent dans la vie du Burkina Faso ; le Congo est loin. Il fait communauté avec d'autres jeunes venus de toute l'Afrique, de Zambie et de Tanzanie, d'Ouganda et du Mali, et même de France. Il aide les anglophones à apprendre le français et se met volontiers à l'anglais. La formation a pour but d'enraciner la vie spirituelle dans l'expérience humaine. Il revoit son histoire personnelle, le cheminement de sa vocation ; il devient plus conscient de sa personnalité ; c'est là que prend sa source le désir de suivre le Christ ; il se souvient de l'expérience qu'il avait faite autrefois pendant une célébration, chez lui, au Congo. Il veut donner le Corps du Christ à toute l'Afrique.

Il fait sienne la parabole des ouvriers appelés à la vigne : "Le maître sortit de grand matin… puis vers la troisième heure… et encore à la sixième heure. Vers la onzième heure, il sortit encore…" Il confie : "J'ai été frappé par ce "encore" : ainsi le Maître n'est jamais fatigué de chercher des ouvriers ; encore et encore il sort et appelle." Oui, Dieu est patient ! plus que cela, Il est obstiné !

Le Maghreb

Lorsqu'il doit exprimer son désir pour le stage missionnaire de deux ans, il aurait bien voulu aller en Tanzanie ou au Mozambique, là où l'effort pour la Paix et la Justice est plus urgent.
Eh bien non ! ce sera le Maghreb ! Une douche froide. Mais l'aventure vers l'inconnu n'est pas pour lui déplaire. Il prend l'avion pour Alger. Son premier voyage en voiture sera avec Michel Gagnon, l'évêque du Sahara, qui mourra près de Dieudonné quelques mois plus tard. Pendant 850 km. l'évêque et le stagiaire échangent le volant ; il découvre le Sahara, les maisons à toit en terrasse, les minarets, les femmes voilées, les hommes coiffés de volumineux turbans blancs. C'est la première initiation missionnaire.

Premiers pas missionnaires

Il faut se lancer, faire "encore et encore" le premier pas. Ghardaïa est à la porte du Sahara. De nombreux migrants, venus du Mali ou de plus loin, du Niger et du Cameroun, ont traversé le désert pendant des jours et des semaines ; à Ghardaïa, ils attendent la prochaine occasion pour aller encore plus loin, au-delà de la mer, en Europe. Ils trouvent des petits boulots mal payés dans la ville : cordonnerie, jardinage dans une oasis, chantiers de maçonnerie. Traditionnellement, les noirs sont considérés comme esclaves par les sahariens. Il sont méprisés, parfois maltraités. Certains habitent dans des foyers rudimentaires, d'autres n'ont trouvé que quelques grottes dans la montagne pour abri.


 

Dieudonné les rencontre facilement, car il est noir comme eux et partage sans difficulté leurs soucis et leurs peines. Il les vouvoie : ces pauvres n'y sont pas habitués. Pour la première fois, quelqu'un les considère comme des personnes humaines.

"Je n'ai ni or ni argent, mais ce que j'ai, je te le donne : lève-toi et marche." Dieudonné les prend par la main et ils font un bout de chemin ensemble. C'est là que commence la mission. C'est ainsi qu'elle a commencé à Jérusalem, sous le portique du Temple. Et depuis vingt siècles, c'est le Christ qui continue son voyage à la rencontre des pauvres pour leur redonner confiance, les mettre debout comme des enfants, fils et filles de Dieu.

Témoignage recueilli par "Voix d'Afrique"

 

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