Le cadeau du Bréviaire
à NoëlDepuis qu'il s'était retiré dans un home pour pères âgés, le père Paul allait chaque année s'asseoir lourdement sur un banc de la chapelle, aux heures qui précédaient la veillée de Noël. Il posait devant lui son bréviaire et, longuement, il le regardait ...Un bien pauvre livre, usé, fripé, racorni, et qui portait le poids des années vécues en Afrique. Et justement aux pages des prières de la Nativité, il y avait la cicatrice d'un certain nombre de pages disparues. Chacun voulait savoir.
J'étais alors jeune curé d'une très vaste mission qui accaparait les 24 heures de ma vie quotidienne. Un certain 24 décembre au soir, après des heures de confessions, je m'assois un moment dans l'église, mon bréviaire à côté de moi... Ce qui devait arriver, arriva : je m'assoupis rapidement.
Ce qui suivit, fut extrêmement rapide : J'ouvris soudainement les yeux, réveillé par un bruit de papier froissé, et je vis déguerpir un petit gamin. À peine l'espace d'un éclair, je vis mon bréviaire déchiré et les pages arrachées dans les mains d'un enfant de 8 ans qui décampait comme un lézard... En trois bonds je fus sur lui, et lui administrai une giffle de première grandeur. Devant les témoins soudain silencieux, je repris les pages froissées de mon livre. J'étais absolument furieux.
Mais je remarquai une chose curieuse : Le bambin, si frêle, si mal habillé, ne s'était pas enfui. Il était maintenant là et me regardait avec des yeux qui n'avaient pas compris la claque, et qui fièrement semblaient demander une explication. " Pourquoi as-tu fait cela ? ” Il ne répondit pas, mais il y avait deux grosses larmes qui coulaient, bien visibles, sur ses joues. Bizarrement, je ne voyais là, ni honte, ni repentir, ni douleur physique, mais autre chose, comme un désir d'être compris. Je m'accroupis donc devant lui, pour rapprocher nos visages, et longuement, il me dévisagea en silence.
- C'est ma grand-mère, laissa-t-il tomber.
- Ta grand-mère ? Pourquoi ta grand-mère ?
- Elle est malade, elle va mourir.Quand un bambin vous sort une chose comme cela, il y a de quoi être désarçonné. Le catéchiste dit : « c'est Maria. Elle est au village voisin. C'est vrai qu'elle est malade ». Le gamin se tenait devant moi les deux mains jointes en forme de coupe, comme pour recevoir quelque chose, et il avait les yeux fixés sur les pages froissées que je tenais encore. J'hésitai un moment, puis je les lui donnai. Il les prit, puis disparut dans la nuit. Je m'adressai alors au catéchiste : “demain, à l'aube, tu me conduiras vers Maria”.
Nous sommes arrivés là-bas au lever du soleil. C'était une hutte remplie d'une odeur de fumée, sans fenêtre, sans lumière, sans rien qu'un matelas sur lequel gisait la silhouette d'une vieille femme. Tout près d'elle, agenouillé dans la poussière, notre petit voleur de la veille. Il ne m'en fallait pas plus pour comprendre que ces deux êtres vivaient là, ensemble, mais tout seuls.
Le catéchiste appela la vieille femme. Rien ne bougea. L'enfant avait les yeux grand ouverts, tournés fixement vers les miens. Inquiet, j'essayai d'y voir plus clair dans la pénombre. J'avançai la main pour toucher le bras inerte. Il était encore chaud, mais, définitivement sans vie... Malgré son âge le garçon avait compris que, désormais, il serait seul, sans son unique lien de famille. Je me penchai vers lui.
C'est alors qu'il passa la main sous le matelas, et il en tira une poignée de papiers portant encore des traces de dorure. Ce qui restait des pages de mon bréviaire lacéré, il me les tendit.
Elle n'en a plus besoin. Elle a voulu avoir une cigarette. La dernière ... Je n'avais ni cigarette, ni tabac, ni papier. Le tabac, j'ai trouvé des feuilles sèches, celles que parfois, elle ramassait elle-même... Le papier. Il m'en fallait du bon, pas un bout de journal, mais du tout fin, celui qui brûle lentement et qui sent bon. En passant devant l'église, j'ai vu le livre. C'était le bon papier... Comme elle m'a regardé en tirant sur sa cigarette ! Comme elle m'a souri. Comme elle était heureuse... Elle n'avait plus mal ! Et, se serrant timidement contre mon bras, pour la première fois, le bambin éclata en sanglots.
Chaque année, à Noël, la scène me revient à l'esprit. Cela me prend à la gorge... Je crois que Jésus a été aussi heureux de ce cadeau d'un bambin d'Afrique à sa grand-mère, qu'il l’a été du vase de myrrhe offert par un mage d'Orient, même si celle-ci était d'un parfum plus subtil.
P. Pierre Féderlé M.Afr.