Missionnaires d'Afrique
FranceJean Fontaine, 56 ans en Tunisie
Ma vie à lIbla
Ce doit être assez rare : non seulement jai eu la chance détudier la théologie dans le pays où jai été affecté, mais je nai connu quune nomination au cours de mon existence missionnaire. Cela veut dire que je vis en Tunisie depuis 56 ans ! Ni le serment, ni lordination nont changé de manière significative le cours de mes journées : jétais pensionnaire à Carthage dans une grande communauté et je suis devenu pensionnaire à Manouba, pour les études darabe, dans une grande communauté.
Cette nomination unique est lIbla, où jai occupé toutes les fonctions au cours des 45 ans où jy ai travaillé. Ce sigle est devenu une appellation comme telle dans le pays : je ne dirai donc pas de quoi il est labréviation. Dès mon arrivée à Thibar, le 3 septembre 1956, jai commencé lapprentissage de la langue tunisienne. Pour larabe littéraire, après le passage à ce qui allait devenir le Pisai et un stage à Bourguiba School, le tournant de mon expérience missionnaire a été les trois années détudes à luniversité de Tunis 1965-1968. Une grande partie de lédifice monté lentement par mes (dé) formateurs sest écroulée en quelques mois. Autour de la braise vive de la foi, ils avaient accumulé des scories que la faculté des lettres sest chargée denlever. Ce fut rude. Jai pensé tout arrêter, y compris le sacerdoce.
Lamitié ma sauvé
Ce qui ma sauvé, cest lamitié de quelques filles et garçons qui mont adopté, celles-là et ceux-là mêmes que je fréquente encore aujourdhui. Se faire tout à tous disait lautre, mais ses successeurs navaient pas prévu que cela puisse aller aussi loin. Ils navaient pas remarqué que si Salomon et la reine de Saba ont été sensibles à lAutre, cest à travers leur mutuelle séduction. Prendre le risque de lamitié, cest se montrer fragile et vulnérable. Comme disent les Musulmans : « Dieu est grand ! »
Être compétent en arabe ne sert à rien si ce nest pas accompagné de la bienveillance de Jésus qui sincarne à travers lexistence du missionnaire : foot, chanteuses, cordonnier, épicier, coins reculés du pays, îles non fréquentées, sens des prénoms, plage six mois de lannée. Lamour de Jésus sexprime là, comme dans mes activités au sein de lassociation tunisienne dinformation et dorientation sur le Sida, ou dans les visites effectuées pendant six ans aux prisonniers dits chrétiens des établissements pénitentiaires du pays (un petit livre en sortira bientôt).
En ce moment où nous vivons la révolution, la sérénité de Jésus dormant sur la barque pendant la tempête passe aussi par le missionnaire. Je reste un Occidental au crâne carré, mais ma réaction selon les Tunisiens au crâne rond est de plus en plus rapide. On trouve trace de cette attitude dans quelques livres personnels : Itinéraire dans le pays de lautre (1998) ; La blessure de lâne (1998) ; Points de suspension... (2008).
Ceci dit, il est important dêtre compétent dans son travail professionnel. Après la licence darabe, ce fut le 3e cycle sur la révolte religieuse des écrivains libanais au XIXe siècle, puis le doctorat dÉtat sur la mort-résurrection chez Tawfiq al-Hakim, écrivain égyptien contemporain. Cest un peu une carte de visite. Des séjours détudes dans les pays arabes (Maroc, Algérie, Libye, Égypte, Yémen, Kuwayt, Jordanie, Palestine, Liban, Syrie, Iraq) mont permis dacheter des livres pour la bibliothèque de lIbla et de rencontrer des auteurs : quatre livres en sont sortis réunissant des articles épars. La compétence reconnue ma permis de donner des conférences dans des pays occidentaux (Finlande, Italie, Pays-Bas, France, Roumanie, Canada, États-Unis). Cest surtout à la littérature tunisienne quelle sest attachée.
De la quinzaine douvrages que jai publiés à ce sujet, je mentionne celui qui peut-être restera : Histoire de la littérature tunisienne, des origines (Ve siècle avant notre ère) jusquà maintenant, en trois volumes de poche (1999). En Tunisie, il sen vend un exemplaire par jour ! Cela ma permis dêtre membre de lUnion des écrivains de Tunisie (jusquà ma démission pour raison de censure) et de deux commissions de lAcadémie tunisienne (jusquà ma démission pour refus de compromission avec le pouvoir). Rigueur et bienveillance ont joué pour que le doyen de la faculté des lettres me demande de donner une conférence publique à propos de linfluence des événements politiques sur la littérature tunisienne contemporaine. La confiance acquise est à lorigine dune conférence publique sur le Cantique des Cantiques, où jai proposé ma lecture spirituelle personnelle de ce poème. Je suis toujours là.
Jai rencontré des saints musulmans
Joies et larmes, risque des amitiés féminines, si lamour de Jésus déborde de mon cur, il rencontre celui qui remplit le cur des Tunisiens musulmans. Jamais je nai entendu un Musulman dire du mal de Jésus. Bien plus, jai rencontré des saints musulmans. Cette doctoresse en médecine fait partie dun petit groupe confrérique musulman. Pour elle, on ne peut aimer Dieu si on naime pas son prochain. Elle soigne dans lhôpital de lassistance sociale et consacre une partie de son temps libre à visiter gratuitement les habitants des quartiers pauvres. Ce Président-directeur général de lentreprise qui gère lénorme et long gazoduc traversant la Tunisie pour amener le gaz algérien en Italie réussit à allier une gestion bénéficiaire et un souci de tous ses employés quil connaît personnellement et quil suit dans leurs difficultés économiques et sociales.
Cette professeur danglais semble en liaison directe avec Dieu. Non seulement tous les élèves passés par sa classe lui vouent une reconnaissance à la taille de sa pédagogie et de son dévouement, mais les voisins des alentours savent que sa bonté est un reflet de celle de leur Créateur. Jarrête ici lénumération. Pour les trois, le point de départ de leur vie spirituelle est le Coran. Son texte contient un écho des étapes de lexpérience mystique du Prophète Muhammad, en tout point semblable à celle des mystiques bouddhistes ou chrétiens.
Dire : « Jaime les Musulmans, mais je naime pas lislam », cest de lhypocrisie, car ces Musulmans sont formés par lislam. Leur salut christique, puisque Jésus est le seul médiateur, cest lislam. Combien de fois ces amis mont-ils remis sur le droit chemin, se faisant ainsi les messagers de Dieu !
À la demande de certains groupes, jaccepte de les accompagner : étrangères mariées à des Tunisiens dans la banlieue nord de Tunis, dautres sur Nabeul-Hammamet (65 km sud de Tunis), directeurs dusines, jeunes filles de la délégation catholique de la coopération, différentes communautés de religieuses. Je nai pas de solution à apporter à leurs problèmes, mais je peux les éclairer sur la mentalité tunisienne, la culture arabe et la religion musulmane. Jinsiste sur une connaissance exacte du contenu du Coran, car cest de lignorance que viennent tant de conflits. Si certains prêtres investissent dans des groupes bibliques, je milite pour des groupes coraniques. Accessoirement, je remplace le curé de La Marsa où jhabite depuis le ler octobre dernier.
Après lincendie de la bibliothèque de lIbla en janvier 2010, mon rôle était de recevoir les nombreux volontaires venus nous aider à nettoyer, sécher, trier, transporter ; puis de dresser la liste des besoins au regard des bailleurs de fonds (gouvernement tunisien, fondation royale hollandaise, Alecso, ambassades des États-Unis, dIran, de France, Union européenne, Vatican, donateurs privés) ; enfin de choisir auteur, scénariste, réalisateur, producteur associé du film documentaire de 52 minutes, sur lhistoire de lIbla depuis sa fondation en 1926 jusquà maintenant, que le Ministère français de la culture a décidé de patronner.
Cette existence est désormais derrière moi. Jésus mattend avec son sourire indulgent. Pour me préparer à cette ultime rencontre, je joue de la clarinette.
Jean Fontaine Tunisie
Voir aussi : Les 70 ans de la Revue IBLA