Si
l'intérieur de l'Afrique semble difficilement accessible
à travers le Sahara, d'autres voiess'ouvrent ailleurs. Depuis
le début du siècle, des explorateurs européens
le pénètrent de divers côtés, et des
sociétés de géographie se créent pour
stimuler ce mouvement. Pour faciliter entre eux une certaine coordination
(du moins est ce le but avoué à l'époque),
le roi des Belges Léopold II réunit en 1876 dans son
palais de Bruxelles un certain nombre de spécialistes. Le
Saint-Siège consulte alors plusieurs chefs de mission sur
ces opportunités nouvelles de faire parvenir l'Evangile dans
de vastes contrées qui ne l'ont pas encore reçu. Lavigerie
répond par un long "Mémoire secret" faisant
le point de la situation et offrant des missionnaires immédiatement
disponibles.
En
février 1878, quinze jours après l'avènement
de Léon XIII, il reçoit la charge des missions à
établir en Afrique centrale, une zone , débordant
le Congo R.D.C.actuel. Durant sa vie, douze " caravanes "
de Pères Blancs , s'y rendront pour former deux groupes de
mission: l'un autour du lac Victoria et spécialement au Buganda,
l'autre autour du lac Tanganyika. Le fondateur, après avoir
rassemblé toute la documentation disponible sur l'Afrique
centrale, les a pourvus de longues instructions. Ces textes recouvrent
de nombreux domaines: vie spirituelle, apprentissage de la langue,
apostolat, environnement social et politique, tenue d'un journal,
critères de choix pour l'établissement des stations,
soins de santé à prendre, etc. Ils forment, avec le
"Mémoire secret"et les correspondances échangées
par la suite, un vaste corpus dont on ne retiendra ici que quelques
points plus importants.
La
pensée première s'inspire du principe de Daniele Comboni,
chef de la mission dite d' "Afrique centrale" recouvrant
l'actuel Soudan. Ce dernier, réfléchissant sur les
lourds échecs subis par ses prédécesseurs,
avait dégagé de nouvelles approches résumées
dans la formule suivante: "régénération
de l'Afrique par les Africains eux-mêmes".
Lavigerie
l'adopte pleinement et va lui donner un développement original.
Les Africains devenus chrétiens seront vraiment apôtres
de leurs frères de race s'ils sont toujours considérés
par ces derniers comme partie intégrante de leur milieu social.
Aussi de vont-ils être formés en les maintenant dans
leurs propres habitudes, s'il n'y a pas de contradiction avec l'esprit
de l'Evangile. La christianisation n'inclut nullement en elle-même
l'européanisation: elle ne doit pas conduire à former
des "Européens à peau noire" (la formule
est de Lavigerie) devenus finalement des étrangers aux
yeux de leurs compatriotes. Dans un premier temps, ils resteront
des laïcs, car l'état de célibat est objet de
mépris dans leurs sociétés, et l'on ne peut
encore prévoir la formation d'un clergé. Pour avoir
un certain rayonnement dans le témoignage de leur foi, ils
pratiqueront une activité porteuse d'influence: la meilleure
s'avère la médecine, car tout individu, quelque soit
son rang social, se trouve aux prises avec la souffrance et fait
appel à ceux qui peuvent le guérir. Cette profession,
on s'en souvient, était prévue pour des orphelins
recueillis en Algérie. On la retrouve de nouveau ici.
Les
missionnaires envoyés en Afrique centrale reçurent
donc pour instructions de déceler des jeunes susceptibles
de devenir, selon la formule employée, des "médecins-catéchistes".
L'archevêché d'Alger abritait déjà des
enfants, anciens esclaves rachetés par les premiers Pères
Blancs du Sahara dans les oasis où la traite se poursuivait
encore. Lavigerie les envoya à Malte où vinrent
les rejoindre des adolescents venus de l 'Equateur. Ce lieu fut
choisi pour deux raisons: un climat supportable par des Africains
et la présence d'une Faculté catholique de médecine.
Après leur scolarité, les jeunes gens devaient y entrer
pour trois ans, complétés par une année de
stage dans un hôpital d'Afrique du Nord. Durant la vie de
Lavigerie, neuf d'entre eux parcoururent effectivement ce cursus
et partirent pour l'Afrique centrale. Bien peu de gens, à
cette époque, pensaient les Noirs capables de suivre des
cours d'Université!

Première année de l'école de
Malte (1881)

Si
l'évangélisation en profondeur de l'Afrique doit s'opérer
par les Africains eux-mêmes, le premier déclenchement
revient toutefois aux missionnaires. En leur donnant ses directives
pour leur apostolat, Lavigerie ne prévoit plus de perspectives
à très long terme comme en milieu musulman. Cependant
il tient toujours grand compte de la lente évolution des
esprits et du délai nécessaire pour l'enracinement
de la foi. S'inspirant de ses connaissances des premiers siècles
de l'histoire de l'Eglise, il remet en vigueur la pratique alors
suivie du catéchuménat. La persévérance
des néophytes dans des régions où l'Evangile
n'a jamais pénétré lui paraît aussi difficile
que dans le milieu hostile de l'empire romain. Pour les mêmes
raisons, s'impose une sérieuse préparation au baptême,
s'échelonnant sur plusieurs étapes. D'abord un postulat
constitué par l'enseignement sur l'existence de Dieu et la
morale naturelle: à ce stade, le candidat ne participe à
aucune assemblée proprement liturgique. Ensuite un catéchuménat
initiant aux mystères chrétiens et introduisant à
la liturgie de la Parole, mais elle seule à l'exclusion de
l'Eucharistie. Un scrutin détermine finalement l'admission
au baptême. Le parcours doit s'effectuer sur une période
minimum de quatre ans.
Une
formation aussi approfondie n'exclut pas pour autant tous les risques
de chute et d'abandon. Aussi, tout en renouvelant ses mises en garde
contre le découragement, le fondateur incite surtout les
missionnaires à la compréhension. Etant professeur
en Sorbonne, il avait donné un cours sur le jansénisme,
cette attitude de rigueur qui altérait singulièrement
le message évangélique. Une telle attitude doit être
bannie, et l'avertissement se fait particulièrement vigoureux

Vue d'Ujiji, sur le lac Tanganyika en 1876 (Gravure
de Stanley)
L'ancien
professeur se révèle sur un autre plan avec le souci
de faire connaître les retombées scientifiques de la
présence des missionnaires dans ces régions. Il leur
prescrit la tenue régulière d'un journal où
seront consignés, outre les événements, toutes
les informations recueillies sur l'histoire, la géographie,
les coutumes, etc., bref tous les éléments susceptibles
"de rendre des services véritables au monde savant,
dans des contrées aussi peu connues que celles de l'Afrique
Equatoriale. "
Comme
à Nancy et en Afrique du Nord, Lavigerie veut que l'Eglise
soit partie prenante dans les progrès réalisés
par le monde de son époque.

Photo de La Maison Mère
des Missionnaires d'Afrique - dite Maison-Carrée à
Alger
Une
telle uvre devait s'accomplir au milieu de difficultés
de toutes sortes que l'on a beaucoup de peine à imaginer
aujourd'hui. Néanmoins elle se poursuivit. Le contexte géographique
et humain en rendirent les résultats variables d'une région
à l'autre. Autour du lac Tanganyika, dans une zone bouleversée
par la traite des esclaves, comme nous le verrons bientôt,
ils furent au début assez maigres. Les missionnaires durent
se contenter, dans la mesure de leurs moyens, d'offrir un refuge
à des populations menacées sans qu'ils puissent eux-mêmes
rayonner hors de leurs établissements. Les noyaux de chrétienté
se formaient essentiellement d'individus obtenus par rachat, mais
sans démarche personnelle de leur part. Au Buganda par contre,
Etat solidement structuré, se constitua rapidement une communauté
solide. Elle le demeura tout au cours des années fort agitées
que connut ce pays à la veille de l'époque coloniale.
Les
chrétiens, aussi bien catholiques que protestants, manifestèrent
une détermination qui se révéla au cours d'une
période tragique. En 1886 soixante-quatre d'entre eux, dont
trente sept catholiques, mis en demeure de renier leur foi, s'y
refusèrent et subirent le martyre. L'Eglise prenait vraiment
racine en Afrique centrale

Martyrs de l'Uganda 1886