Voix d'Afrique N°63


Donne-moi une mangue

L'ombre dense du manguier m'offrait un repos de fraîcheur toute relative ; le soleil n'était pas encore au zénith. J'avais dû abandonner ma moto de jeune missionnaire dans un village pour achever à pied la dizaine de kilomètres qui me restaient, de l'autre côté de la rivière.
De loin je la vis venir, élégante et souple dans son pagne coloré ; elle portait allègrement un grand panier sur la tête, son allure régulière comme un pas de danse.

"Mère, donne-moi une mangue, je te prie." Elle s'arrête, dépose son panier et me rend la salutation traditionnelle avec un sourire. C'était le début de la saison chaude, le fruit était encore rare.
"Tiens donc ! Toi, un blanc, un prêtre, tu me demandes une mangue à moi, une païenne noire ?"

Le dialogue commençait d'une façon qui me rappelait une autre rencontre, il y a très longtemps, près d'un certain puits de Samarie.
Je réponds : "Il fait chaud, mère ; je suis parti de chez moi tôt ce matin et il me reste encore deux heures de marche au soleil. Je t'en prie, donne-moi une mangue ; je n'en ai pas encore goûté cette année. La faim ne connaît pas les races !"

Elle choisit trois fruits vert pâle, après les avoir tâtés doucement et me les offre dans ses deux mains. Je déchire la peau avec les dents et mords dans la fibre tendre et juteuse.
Elle s'est accroupie sur les chevilles et me regarde manger en souriant.

Comme pour meubler le temps de repos, elle fait la conversation ; c'est sans doute la première fois qu'elle rencontre un missionnaire. "Tu vas prier avec les gens du village ? Moi, je ne prie pas encore."
"Qu'est-ce qui t'en empêche ? "
"Rien de bien spécial... Mais, explique-moi ; il y a plusieurs églises différentes chez moi." Elle énumère quelques mouvements religieux. "Où est-ce que je dois prier ? " Le souvenir du puits de Jacob à Samarie me revenait encore.
-"Elle est chez toi, la maison de prière."
-"Bien sûr, il y en a même quatre, et je ne sais pas où aller ! "
-"La maison de prière, c'est d'abord ton cœur. Ecoute-le dans le silence, et tu l'entendras te dire un nom que tu ne connais pas encore. C'est celui d'un homme qui est né il y a longtemps ; sa mère s'appelait Marie. Pendant trois ans, il a parcouru son pays en prêchant ; il parlait si bien que les puissants ont été jaloux de lui et l'ont tué... Mais sa parole était si forte, qu'aujourd'hui encore on peut l'entendre, deux mille ans après. Son nom est Jésus."
-"S'il te plait, dis moi cette parole ? "
-"Mère, Dieu est le Père qui t'aime et t'appelle à aimer."

Après un moment, elle s'est relevée et a remis son lourd panier sur la tête. Elle est repartie au soleil ; il m'a semblé que son pas devenait comme une danse.

Gérard Guirauden
Missionnaire d'Afrique