Voix d'Afrique N°72....


La première "Amie des Pères Blancs"

L'orage anticlérical

L'ouragan soufflait sur Maison-Carrée. La météo était bonne, mais les nouvelles venant de la métropole, de l'autre côté de la Méditerranée dont les vagues venaient battre les murs de la Maison Mère des Pères Blancs, arrivaient comme des nuages menaçants. C'était en 1901, le souvenir de Lavigerie était encore vivant. " Ah ! Si le Père fondateur était là, quelle action vigoureuse entreprendrait-il ! " Monseigneur Léon Livinhac avait été élu pour diriger la toute jeune Société des Missionnaires d'Afrique.

Livinhac dans l'épreuve.

Pourtant c'était bien Lavigerie qui l'avait rappelé d'Ouganda, ce pionnier de la mission d'Afrique Equatoriale. Il s'était défendu comme un beau diable, si l'on peut dire, contre cette nomination. Il était trop conscient de la tâche qui l'attendait et de son indignité supposée.

LivinhacRappelé d'Ouganda pour prendre le poste de Vicaire Général responsable de la Société, au cours de son voyage vers la côte, il écrivit une lettre très pessimiste à Lavigerie. "S'ils insistent", écrit-il, "pour que j'entre dans le Conseil Général de la Société, c'est pour moi un signe infaillible qu'elle est maudite de Dieu…Je pars comme un déporté à Cayenne." Une telle humilité parait certainement choquante et exagérée, mais Livinhac était profondément sincère. C'est dire que son élection comme supérieur général fut pour lui une épreuve et un lourd fardeau.

Et voilà que les nouvelles alarmantes menaçaient l'existence même de la petite Société dont il avait la charge. Le Gouvernement français avait voté la dissolution de toutes les congrégations et l'expropriation de tous leurs biens. Emile Combes, l'ancien séminariste, avait décidé d'en finir avec le christianisme, rien de moins que cela ! Il n'est pas exagéré d'imaginer la panique qui régnait dans l'Eglise d'Afrique du Nord et la Société des Missionnaires d'Afrique. Prières, neuvaines, mortifications et sacrifices volontaires, rien ne fut épargné pour obtenir le miracle. La confiance en la Providence était mise à rude épreuve !

Une jeune prieure carmélite, Jeanne Bibesco.

Il y avait à Alger un Carmel, qui avait été créé par Lavigerie. Quelques années avant sa mort, au cours de ses voyages pour la campagne anti-esclavagiste, le Cardinal avait rencontré une jeune princesse d'origine roumaine, Jeanne Bibesco, arrière-petite-fille du Maréchal Ney. Elle avait fait son noviciat au Carmel de Mayerling, en Autriche, et l'archevêque d'Alger n'eut aucune peine à la convaincre de venir à Alger pour y bâtir un couvent. A l'âge de 19 ans, la jeune carmélite devint Mère Bénie de Jésus, prieure du nouveau carmel. Ce devait être une personnalité entreprenante. Lorsqu'elle fut mise au courant des graves difficultés que traversait l'Eglise, elle proposa tout simplement d'aller elle-même à Paris. Elle ne se contentait pas de prier pour un miracle ; elle était résolue à prendre les devants. Elle demandait seulement l'autorisation de sortir du couvent, accompagnée par une de ses sœurs, autorisation qui lui fut accordée par l'archevêque d'Alger comme un dernier recours.

Une profonde amitié.

Elle avait suffisamment de relations familiales à Paris pour obtenir une audience auprès du Président du Conseil. Et on ne fut pas peu surpris de voir une jeune femme, en bure et scapulaire bruns, en voile noir et pieds nus (nous sommes au 5 janvier !), monter les marche de l'hôtel de la Place Beauvau entre les gardes républicains, épée au clair. L'huissier l'annonça au Président du Conseil, le redoutable anticlérical, l'ancien séminariste, Emile Combes. L'historien romancier (voir note) rapporte comme un journal de ce dernier : "… L'imprévu vient d'arriver : une sœur, la prieure d'un carmel exactement, m'a ému, laissant dans mon cœur une impression profonde que je n'arrive pas à extirper. Juste après le Nouvel An, j'ai reçu la courte lettre suivante : 'Le Prince Alexandre Bibesco, désireux de lui présenter sa nièce, la princesse Jeanne Bibesco, à l'honneur de demander une audience à monsieur le Président du Conseil.' … Comme tout un chacun j'avais entendu parler des Bibesco, aristocrates cosmopolites, alliés à presque tout le gotha, vivant une vie dorée, la plupart du temps en France. Mais la princesse Jeanne constitue une exception parmi cette famille très mondaine. Elle est prieure du couvent des carmélites d'Alger, congrégation non autorisée que je pourrais bien interdire. Je suis un homme civil : je n'allais pas refuser cette demande d'audience. D'ailleurs l'archevêque d'Alger, Mgr Oury, m'avait écrit de son côté pour m'annoncer la visite de la prieure, et comme il s'agit d'un des rares prélats républicains… Je répondis aussitôt et lui proposai de me rendre visite hier après midi (5 janvier 1903) à cinq heures.

Une princesse ! J'avoue que malgré mes sentiments républicains, j'étais un peu impressionné. Je vis d'abord des pieds nus et le geste d'une robe qu'on époussette. Ensuite, je l'aperçus, Mère Bénie de Jésus, et aussitôt, je ne vis plus qu'elle. Son vêtement austère de religieuse - d'une élégance subtile - ses yeux modestement baissés, son visage délimité par le voile qui cachait ses cheveux, le capuchon de son manteau tiré sur le front, tout cela ne pouvait masquer une grâce incontestable. Tout dans le maintien de cette jeune femme évoquait une somptueuse beauté et une grande intelligence. Par quel mystère ai-je immédiatement pensé qu'une silhouette aussi majestueuse, un regard aussi lumineux, allait laisser en moi une marque indélébile ? Par quelle alchimie me suis-je soudain senti un peu différent de ce que j'étais alors ? "

Après plusieurs rencontres, l'autorisation fut accordée aux Pères Blancs, comme aux diocèses d'Algérie, de continuer leurs œuvres. En 1912, Jeanne Bibesco obtint de Rome la dispense de ses vœux. L'amitié entre elle et le républicain continue jusqu'au décès de ce dernier sans la moindre ombre d'équivoque. Elle mourut à Paris en 1943.n Voix d'Afrique.

Gérard Guirauden
Voix d'Afrique


1. Article inspiré de l'ouvrage d'Aylward Shorter, M.Afr. " Cross & Flag in Africa ", (en cours de traduction) et Jean Baubérot Emile Combes et la princesse carmélite, Improbable amour, ed. de l'Aube, Paris 2005. Nous nous devons d'informer les lecteurs de la communication de l'archiviste du Diocèse d'Alger : "La Princesse Bibesco a été effectivement prieure du Carmel d'Alger. à peu près tout ce qui a été publié sur elle … relève d'imagination débridée…" La recherche continue.


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