Missionnaires d'Afrique

Saint-Joseph de THIBAR


Nous vous partageons ici la petite histoire de Saint-Joseph de Thibar telle que trouvée dans le rapport annuel 1905-1906, pp. 18-31. Thibar a été une oeuvre importante qui a contribué pendant de longues années à financer la Société. Nous espérons que vous apprécierez comme nous le franc parler du Père Alexis Lemaître, auteur du rapport. Les photos ont été prise en 1930.

Station créée en 1895 pour servir de ferme modèle et fournir quelques ressources. En avril 1896, on y reçoit les orphelins de la famine de 1893, jusqu’alors à N.-D. de Pitié. Les Coadjuteurs, nombreux, outre qu’ils complètent leur formation apostolique, se forment aux divers emplois qu’ils pourront avoir à remplir. Les plus grands orphelins sont mariés et ont constitué un petit village, ayant son église, son presbytère, sa maison de Sœurs. Ces diverses constructions datent de 1903, mais elles n’ont été occupées qu’en I904. Le Poste de la Sainte Famille (village) n’a été séparé de Saint-Joseph que pendant un an (1904-1905). En 1905, le Père Curé prend résidence à Saint-Joseph.

Le Père Lemaître, dans son rapport annuel de 1905-06, que nous vous rapportons en partie ici, écrit : « Je n’ai point l’espérance de donner, en quelques pages, l’expression adéquate de Thibar, cette œuvre que toutes les cartes de visite qualifient d’œuvre complexe. Thibar est un petit monde, et pour le décrire il faudrait un volume, volume qu’on ne me demande pas, soit dit sans poser ma candidature à le faire. »

Thibar est si peu connu ! N’a-t-il même pas été méconnu dans notre Société ? D’aucuns de nos confrères éloignés n’ont-ils pas parfois exprimé quelque compassion en pensant aux missionnaires de Thibar ? Thibar, c’est pour certains le pénitencier de la Société, où sont envoyés les disgraciés du zèle apostolique. Thibar? C’est pour d’autres la condamnation à la ferme, rappelant qu’il y avait autrefois les condamnés à la galère, comme s’il fallait sans doute avoir estropié quelqu’un des siens pour mériter cette disgrâce ! Merci toujours du compliment ; il dénote un si bon cœur !

Les laïques, eux, y voient du moins une école pratique des méthodes rationnelles de culture, et un exemple à suivre dans les rapports avec les indigènes. C’est déjà d’un ordre plus exact. Pour nous ici, nous y voyons la vie de communauté, l’exploitation agricole et industrielle, et par dessus tout, une œuvre d’apostolat.

La Communauté
Frères en récréation dans la cour intérieure.La communauté se compose de 13 Pères actuellement, presque tous en service actif, et de 24 Frères. Il y a au village 7 religieuses attachées à la mission. Inutile de dire que notre vie de communauté, et la pratique des vertus religieuses et apostoliques, est, comme elle doit rester, la plus constante de nos préoccupations.
Les Frères n’ont que le travail marqué par la règle, et les Pères sont assez nombreux aujourd’hui pour disposer d’un temps convenable chaque jour au profit des études ecclésiastiques. Tous ont de quoi porter gaiement le poids du jour et de la chaleur, en se souvenant que les saints tristes sont de tristes saints. Et à Thibar, si l’on est à son affaire, on est gai, même quand il pleut.

L’exploitation agricole et industrielle
La propriété de St-Joseph de Thibar, achetée il y a deux ans (en 1903) par la Société Hollande-Thibar, se compose d’environ 1200 hectares cultivables et 700 de brousse et de montagne. Elle est située dans la vallée comprise entre le Djebel Aroussa au nord et le Djebel Gorra au sud, et traversée par l’oued Thibar qui arrose de ses eaux une petite colline, qui fut autrefois la ville même de Thibar, ville épiscopale, dont Monseigneur Dupont porte le titre. Une route nouvelle la traversant de l’est au nord pour se rendre à la gare de Sidi Zehili distante de 12 kilomètres, et un bureau de postes et télégraphes géré par nous, ont singulièrement augmenté la valeur de la propriété, en facilitant l’écoulement et le transport des produits.

La variété des ressources naturelles de cette propriété en font une des plus belles et des meilleures de Tunisie. Les terres se prêtent également à la culture des céréales et de la vigne et à la production des fourrages. On y trouve un climat sain, des eaux excellentes en abondance, et la ressource précieuse de terre à briques, de pierres à chaux et à plâtre, et des bois pour cent ans et plus.

Thibar, il y a 10 ans, était presque entièrement en friches et, à voir aujourd’hui cette belle exploitation et ces immenses constructions, on n’a jamais mieux justifié, me disait un jour un visiteur de marque, le titre de Pionniers du désert. C’est flatteur pour nos prédécesseurs à Thibar!

Thibarine actuelleAu fait, que peut-on bien trouver d’intéressant à Thibar au point de vue agricole ? Eh ! bien, plus d’une chose intéressante. Je rappelle ce qui est fait, d’une façon générale. D’abord, les céréales : blé dur, blé tendre, avoine, orge, et les fourrages naturels et artificiels. Ensuite, la vigne : « Votre vignoble est le plus prospère que nous ayons en Tunisie », m’a dit plus d’une fois l’inspecteur des vignobles. Quant au vin, il est obtenu de qualité suffisante pour que nous en vendions actuellement de 4 à 500 hectolitres en Tunisie.

Nous avons l’élevage des bovidés, des ovidés, des porcins, des mulets et des chevaux. Depuis plusieurs années, on s’est attaché à la création d’une pépinière et à la plantation d’arbres. Nous en avons actuellement plus de 10 000 d’essences variées, pins, frênes, caroubiers, eucalyptus, ormeaux, etc., qui poussent très bien. Un verger de 4 hectares, bien défoncé et entouré d’une haie d’épines déjà suffisante à sa protection, a été créé ; il est, aux trois quarts, planté d’arbres fruitiers, sera achevé cette année.

Jument breton barbe pur-sang et son poulain. L’élevage tient une grande place.Je passe, faute de place, bien des choses intéressantes, en chaque service, notamment celui de l’économat : l’élevage des oies, canards, poulets, pintades. Il y a encore le service de l’élevage : ces jeunes poulains de demi-sang, anglais, ou barbes pur-sang, qui cette année ont emporté onze primes au passage de la commission du stud-boock. Et le service des cultures avec ces transports de fumier par les routières, qui réalisent une économie nette de 50%. Le service de la mécanique, pour les plus grandes machines elles-mêmes, le chauffage au bois, qui coûte moitié moins cher que par le charbon.

A Thibar donc, on le voit, on peut produire à peu près n’importe quoi, sans compter d’autres ressources naturelles, comme la chaux, le plâtre, le bois, les phosphates naturels en expérience déjà, l’eau, etc. J’ai dit l’eau : que ce ne soit que pour la faire venir à la bouche des confrères du Sahara. Non pas que nous ayons la prétention de faire chaque chose mieux que bien d’autres en Tunisie, mais il est de notoriété que l’on trouve ici un ensemble complet comme nulle part ailleurs.

J’arrive à la partie principale de l’œuvre de Thibar. L’exploitation agricole et industrielle n’a été qu’un moyen ; la mission est le but.

Œuvre apostolique
Pour tous les indigènes, nous veillons à exercer la charité dans la justice. Nous avons vu là le premier de nos devoirs, comme c’est le premier droit de ces pauvres gens. Mais nous entendons que cette double vertu de charité et de justice impose des devoirs réciproques. Mais dans ces cas inévitables de contestation, par suite de vol, de délit de pacage commis par certains à notre préjudice, je ne sache pas qu’aucun d’eux, même des coupables, ait jamais récusé ce témoignage rendu en notre faveur, et par les autorités européennes et indigènes, et par l’opinion publique : « Les Babas sont justes. »

Village de la Sainte FamilleQuant aux cadeaux ou prêts aux indigènes, nous les avons presque totalement supprimés, après avoir constaté depuis longtemps que ces moyens d’apostolat n’ont, ici du moins, aucun autre effet que de nous faire passer pour des gens très riches, n’ayant aucun mérite à donner ou à prêter, de faire des ingrats souvent, et souvent aussi de nous faire des ennemis, quand arrive l’époque des remboursements, même quand ces remboursements n’ont pu être obtenus. Les rôles de dupes ont-ils jamais donné de l’influence?

Enfin, selon les traditions de nos missions, nous donnons, comme par le passé, nos soins et notre temps aux œuvres de miséricorde corporelle, par les soins aux malades traités à la mission, ou à domicile dans les tournées apostoliques. Les Pères, à tour de rôle, soignent les malades au dispensaire, durant 15 jours chacun, et les tournées sont faites chaque semaine par un Père accompagné de 2 Frères, chacun dans une région qui lui est réservée.

Nous avons aussi ouvert toutes grandes les portes de nos chapelles à ceux qui sont venus y chercher la parole de Dieu, les sacrements, l’accomplissement de leur devoir dominical, et, je puis le dire, pour plusieurs, leur retour à Dieu. J’ai dit nos chapelles, car nous en avons six à desservir, soit : cinq ouvertes au public, et notre chapelle de communauté.
Pour les uns et les autres qui vivent à Thibar, nous avons dû faire une épuration sérieuse. Mais maintenant nous avons la paix, parce que notre discipline rigoureuse maintient la tranquillité de l’ordre chez tous, chez les plus jeunes comme chez les plus anciens. Il se faut bien conduire pour avoir du travail à Thibar, et mieux encore, pour conserver l’espoir de s’y établir en ménage au village.

Il est bien entendu que ce village sera un village chrétien modèle. Y rester est une récompense ; il la faut mériter par une conduite exemplaire et une grande docilité envers, non pas seulement le Supérieur, mais également tous les missionnaires, Pères, Frères, Sœurs, sans acception de personnes. Les missionnaires ayant le même dévouement et ayant fait les mêmes sacrifices, les devoirs des enfants doivent être les mêmes envers tous.

Pour résumer, Thibar est avant tout une œuvre d’apostolat indigène par l’éducation chrétienne et le travail. Que ceux qui ont pu se méprendre sur l’importance de ce dernier moyen, le travail, veuillent bien y réfléchir. Peut-être jugeront-ils alors avec nous que, si l’homme est, par suite de sa condition, fait pour le travail, le travail porte avec lui des dispositions aux vertus surnaturelles, tandis que la paresse sera toujours la mère de tous les vices.

Former des hommes à devenir des ouvriers agricoles, des ouvriers de métiers, des surveillants, des contremaîtres, c’est les rendre plus hommes, et leur mettre à la main leur pain et celui de leur famille avec une légitime aisance.
Sur les vertus humaines du travail et d’une conduite régulièrement dirigée et contrôlée, greffer les vertus du chrétien, surtout certaines vertus, ou certains degrés de vertu qu’on n’obtient guère qu’avec des volontés exercées à l’effort et à la peine, ne serait-ce pas avoir indiqué le remède, peut-être le seul remède, à bien des misères inévitables dans les missions de nos confrères d’ailleurs, dont les retentissants succès les font estimer plus heureux que nous à Thibar ?

P. Alexis Lemaître

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Thibar Photos 2002 et le village de Thibar

Petit Echo N° 1002