Missionnaires d'Afrique

Jean-Pierre Roth
Rome


Lavigerie
La conquête de soi
par l’action

À partir de quelques aspects du cheminement de Lavigerie qui me semblent spécialement significatifs, j’essaierai de montrer comment il a pris avantage de ce qu’il vivait pour réaliser une meilleure interaction de ses facultés personnelles d’action, de réflexion et d’émotion. J’utiliserai l’ennéagramme, reconnu comme méthode d’investigation de la personnalité.1

La vie de Lavigerie révèle une personnalité hors du commun et, en même temps, profondément humaine. Il a su très vite ce qu’il voulait pour lui-même : se mettre au service du Seigneur. À l’âge de 14 ans, il voulait devenir curé de campagne. Très vite aussi, il a mis toutes ses énergies, - à moins de 50 ans, il avait déjà fait plus de trois fois le tour du monde - ses connaissances acquises dans sa formation initiale, spécialisée et permanente, et ses relations au service du but qu’il poursuivait : prendre part à la mission de l’Église en Afrique.

Lavigerie apparaît comme un homme d’actions et d’initiatives. Il n’est pas quelqu’un à se morfondre dans une chambre ou à ruminer longtemps ce qu’il convient de faire. C’est particulièrement clair quand il décide en 24 heures, sans autre consultation, de répondre affirmativement à l’invitation de Mac Mahon, gouverneur en Algérie, de devenir évêque d’Alger. À la différence de saint Paul, qui se retire pendant trois ans en Syrie après sa conversion et qui deviendra missionnaire seulement à l’invitation de Barnabas, – la direction de son énergie étant tournée d’abord vers l’intérieur de soi - Lavigerie, dont l’ennéatype est clairement tourné vers l’extérieur, décide quasi immédiatement du virage qui changera sa vie.

Cette capacité d’agir vite n’est pas de l’impulsivité, même si Lavigerie la manifeste spontanément parfois, en particulier quand il est indisposé. C’est le résultat d’une synthèse de divers éléments en vue d’un nouvel élan. C’est aussi l’intuition de quelqu’un capable de créer des liens cohérents entre des événements et des messages qui auraient pu rester déconnectés. Après avoir participé à une fête en l’honneur de saint Martin de Tours, un saint qu’il admirait pour sa dimension missionnaire, Lavigerie a fait, la nuit suivante, un rêve dans lequel il voyait des hommes noirs venir à lui. Et voilà qu’il reçoit une lettre l’invitant à partir en Afrique. Comme tout au long de sa vie, Lavigerie s’appuie sur sa capacité de réflexion pour trouver le chemin par lequel il servira le Seigneur.

Le coureur du 110 mètres haies
Il me semble que l’image qui illustre le mieux Lavigerie est celle du coureur de 110 mètres haies. Non seulement il court pour arriver au but, mais il aime affronter les obstacles. Déjà saint Paul avait parlé du coureur qui s’entraîne pour gagner la course (1 Cor 9, 24). Dans le cas de Lavigerie, il faut préciser que les difficultés rencontrées ne l’arrêtent pas dans sa course. Il est à l’aise dans les oppositions qui lui permettent de révéler son potentiel. Il affirme lui-même : “J’aime cela ; batailler, c’est vivre”.2

Les obstacles qu’il affronte sont nombreux, principalement de nature politique, économique et religieuse. À son arrivée à Alger, confronté aux exigences du gouverneur qui veut limiter son champ d’action aux seuls ressortissants européens et chrétiens, il en appelle à l’Empereur Napoléon III. Celui-ci accède finalement à sa demande. De toute façon, Lavigerie, sûr de son droit, serait passé outre en cas de refus.

Lors de la guerre franco-prussienne en 1870 et, ensuite, au moment de l’accession au pouvoir d’un gouvernement qui supprime les subsides à ses œuvres, Lavigerie n’hésite pas à prendre son bâton de pèlerin. Il se présente en France comme l’archevêque mendiant qui quémande l’aumône pour la subsistance de ses œuvres qui avaient d’abord été soutenues par le gouvernement. La honte qui en résulte pour celui-ci favorise finalement une issue favorable.

Les problèmes religieux n’ont pas été les plus faciles à affronter. Vivant dans une population principalement musulmane, Lavigerie fonde deux congrégations missionnaires pour faire connaître les motivations qui l’animent : la bonne nouvelle de l’amour de Dieu pour l’humanité, en Jésus-Christ. Là encore, les barrières de langue, de culture, de religion sont autant de défis qui le font innover, ensemble avec les premiers missionnaires qui répondent à son appel. Cette capacité d’entreprise exprime une autre de ses valeurs : l’altérité. Il respecte l’autre en tant qu’autre – c’est aussi visible dans son respect du rite melkite au Moyen-Orient – tout en affirmant avec simplicité et prudence ce qui le fait vivre.

Attitudes paternelles
Privilégiant l’action réfléchie, Lavigerie a longtemps sous-utilisé ce que l’ennéagramme appelle le centre émotionnel qui accorde de l’importance à la relation, non pas d’abord dans une perspective “utilitariste”, mais pour elle-même. Parvenu à l’âge de la maturité, il a été confronté à une situation qui a bouleversé sa façon d’être et de faire et qui l’a “humanisé.” Elle lui a permis d’équilibrer de manière plus harmonieuse ses capacités fondamentales de réflexion, d’action et d’émotion. La rencontre avec les orphelins algériens, victimes d’une épidémie de peste, et le suivi pendant plus de dix ans, a été ce facteur déclencheur. Ce qui aurait pu être une action pastorale de plus à organiser est devenu une période clé pour Lavigerie. Il apprend à exprimer d’autres qualités de l’ennéatype 8, parfaitement compatibles, et bienvenues, dans le rôle paternel qu’il assume auprès des orphelins : la protection et la tendresse.

Dans le domaine de la formation des premières générations de missionnaires, ces qualités l’ont certainement beaucoup aidé. Alors qu’un novice, Paulmier, avait l’habitude de dire : “Nous allons chez papa”3, d’autres en ressentaient un peu de crainte. Le fait que Lavigerie aimait “tester” les gens en était peut-être une raison. Il voulait savoir de quel bois était fait le candidat à la mission et il n’hésitait pas à le convoquer pour le confronter. Il voulait savoir s’il était capable d’assumer la responsabilité de sa décision, ou de ce qu’il avait dit ou fait. La rudesse des conditions de vie des premiers noviciats était un autre test qui allait dans le même sens.

Lavigerie a rencontré beaucoup de circonstances difficiles. Malgré son tempérament de lutteur, certaines l’ont profondément affecté, au point de faire savoir qu’il renonçait aux œuvres qu’il avait commencées ou à la charge ecclésiale qu’il avait acceptée. C’est ainsi qu’il veut rendre son anneau et sa croix pectorale d’archevêque au Père Finateu, s.j., et qu’il dit aussi à Charmetant : “Je vous donne l’ordre de réunir aujourd’hui même vos confrères et de leur dire que je leur rends la liberté ; ils peuvent partir dès maintenant.”4 Dans le même contexte de découragement, il écrit à un ami : “Vous me supposez de l’ambition. Cher ami, je n’en ai qu’une : c’est de me retirer dans quelque trou pour m’y préparer à mourir.”5 Quand il dit cela, il a 46 ans !

L’expression “se retirer dans un trou” est caractéristique d’une personnalité 8 qui ne contrôle plus une situation. Plutôt que de paraître faible, elle préfère couper les ponts avec la réalité extérieure et se retirer en soi-même, dans un mouvement de désintégration paralysante. Mais, dans une situation qui le dépasse, Lavigerie découvre qu’il n’est pas seul. Aussi bien le pape que les premiers membres de la Société refusent sa décision, ce qui a contribué certainement et de manière décisive à lui restituer ses énergies.

Alors même que Lavigerie était encore en bonne santé, dans la première moitié de sa vie, il évoquait souvent sa mort, ce qui a toujours étonné son entourage. Pour un homme comme lui qui orientait son énergie vers l’extérieur et l’œuvre à accomplir, c’était le fil d’Ariane qui le ramenait à lui-même et qui l’empêchait de s’oublier. C’est ainsi qu’il se rappelait qu’il avait aussi un travail intérieur à accomplir pour se préparer à cette échéance, dans la prière et la confiance. Selon la Parole du Seigneur : “Que servira-t-il donc à l’homme de gagner le monde entier s’il ruine sa propre vie”6, Lavigerie avait compris qu’il ne suffisait pas de travailler à l’édification d’un projet, même d’ordre divin ; encore fallait-il se préparer pour bénéficier de l’usufruit. Ce qu’il a su faire, pour son bien et l’édification de ceux qui l’ont accompagné.

Jean-Pierre Roth

1 Pour plus d’informations sur la recherche de personnalité de Lavigerie: http://www.enneagramme.com/Articles/2013/IFE_1303_a1.htm
2 Perrier, p. 143
3 Frank Nolan, art. Dans cette édition du PE
4 Joseph Mercui, les origines de la Société des Missionnaires d’Afrique (Pères Blancs) 1867-1892, Maison-Carrée (Alger) p. 108
5 Lettre à Bourret du 2 mai 1871
6 Mt 16,26

Tiré du Petit Echo N° 1056 2014/09

 


 

Missionaries of Africa

Jean-Pierre Roth
Rome

Lavigerie
Self-conquest through action

Using as an example some significant aspects of Lavigerie’s life, I will try to show how he used his experience to achieve a better interaction between his personal faculties of action, reflection and emotion. I will use the enneagram which is a recognised method of investigating personality traits. (1)

Lavigerie’s life reveals a remarkable personality which was at the same time profoundly human. He knew quite early on what he wanted; to place himself at the service of the Lord. When he was 14, he wanted to be a country Parish Priest. He put all his energy into action, reflection and relationships to target his goal of serving the mission of the Church in Africa. Before he was 50 years old, he had already travelled more than 140,000 km, had obtained two doctorates qualifying him to teach in the Sorbonne and became well known to leaders of both Church and State.

Lavigerie appears as a man of action and an initiator. He is not somebody to fret in his room or ruminate for a long time on what he ought to do. This is particularly clear when he decided in twenty-four hours, without consulting anybody, to give an affirmative reply to the invitation of McMahon, Governor of Algeria, to become the Bishop of Algiers. Unlike St. Paul, whose energy tended to be inward looking and who withdrew for three years to Syria after his conversion and who only became a missionary at the invitation of Barnabas, Lavigerie’s personality and energy are clearly directed outward. He decides, almost immediately, on a course of action which will change his life.

Lavigerie’s capacity to respond quickly is not due to inpulsiveness, even if he acts impulsively when he feels indisposed. It is the result of a fusion of different elements leading to a new spring forward. It is also due to the intuition of a person able to make connections between events and messages which could very well have remained unconnected. After celebrating the feast of St. Martin, a saint he admired a lot, he had a dream, the following night, in which he saw black people coming to him. He then received a letter (from McMahon) inviting him to come to Africa. It was this capacity for reflection that Lavigerie relied on in order to find the path by which he would serve the Lord.

The runner in the 110 metres hurdles
It seems to me that the image that best illustrates Lavigerie is that of a runner in the 110 metres hurdles. He not only runs to get to the finish but he likes overcoming obstacles on the way. In 1 Cor 9, 24, St. Paul already speaks of the athlete who trains in order to win a race. In Lavigerie’s case, we have to make it clear that the obstacles encountered during the race do not stop him from completing the course. He was at ease with conflict which allowed him to reveal his true potential. He said so himself: “I like to fight, it is to live.” 2

Lavigerie confronted many obstacles especially in the areas of politics, economics, and religion. When he arrived in Algiers, he had to deal with the demands of the Governor that he confine his apostolate to the Christian expatriates. He appealed to the Emperor Napoléon III who eventually gave in to his request. In any case, once Lavigerie was convinced that he was right, he would have found some other way to get around this limitation had he been refused.

After the Franco-Prussian war of 1870, and the coming to power of a Government which abolished all the subsidies supporting his charitable works, Lavigerie did not hesitate to take the baton of a pilgrim and cross over to France. He presented himself as a begging Archbishop who was pleading for the continuation of his works which had been supported by the Government. He managed to shame the Government into granting his request.

Religious problems were not easy to face either. Living among a population that was predominantly Muslim, Lavigerie founded two missionary congregations to make known the motivations that inspired him; the Good News of the the love of God for humanity, in Jesus Christ. There again, there were language, cultural and religious barriers that meant he had to innovate with the first missionaries who responded to his call. This enterprising characteristic expressed another of his values: his openness to others. He respects the other as other. This is shown by his deep respect for the Melkite rite of the Middle East while at the same time affirming, with simplicity and prudence, his own values.

Paternal attitudes
Favouring reflective action, Lavigerie under-used what the enneagram calls the emotional centre. The emotional centre highlights the importance of relationships not for any utilitarian perspective but as a value in itself. Reaching maturity, he was confronted by a situation which shattered his way of doing and looking at things and which humanised him. It allowed him to achieve a certain equilibrium and harmony in his fundamental capacities for reflection, action, and emotional response. His encounter with Algerian orphans, victims of the plague and his support of them over ten years facilitated this change. What could have been just another pastoral problem to be dealt with became a key period in his life. It allowed him to express the other qualities of the type 8 in the Enneagram, that of protection and tenderness, which were perfectly compatible and even welcome in the fatherly role he assumed with the orphans.

In the area of training of the first generation of missionaries these qualities helped him a lot. A novice called Paulmier had the habit of saying: “we are going to see Daddy” 3 whereas others always went with some trepidation. The fact that Lavigerie liked to “test” people may have been one reason. He wanted to know what the candidate was made of and his suitability for the mission. Therefore, he did not hesitate to call them and to challenge them. He wanted to know if they were capable of taking responsibility for their decision and for what they said or did. The rough conditions of life in the first novitiates were another test which were in the same line.

Lavigerie met many difficulties. Despite his fighting temperament, some situations affected him deeply to the point where he wanted to give up all his projects and even his Ecclesiastical responsibility. In this context, he wanted to give his episcopal ring and pectoral cross to Fr. Finateu, S.J and he told Charmetant: “I order you to meet your confreres today and tell them that I am giving them their liberty, they can leave now.”4 In the same context of despondency he wrote to a friend: “You suppose that I am ambitious. Dear friend, I only have one; it is to retreat into a hole and prepare myself for death.” 5 When he wrote that he was 46 years old.

The expression “retreat into a hole” is typical of the 8 personality who feel that they are no longer in control of the situation. Rather than appear weak, they prefer to cut themselves off from external reality and retreat into themselves in a paralysing breakdown. However even in a situation which he found overwhelming, Lavigerie discovered that he was not alone. The Pope and the first members of the Society did not accept his decision and their support contributed decisively to his bouncing back and restoring his confidence.

Even when he was enjoying good health in the first half of his life, Lavigerie often evoked his death, something which always astonished his entourage. For such an outward looking energetic man this was the golden thread which reminded him of who he was and prevented him from forgetting it. It was in this way that he remembered that he had an interior work to carry out in order to prepare for this “sell by” date in prayer and faith. According to the Word of God in Matthew 6: “What profit would there be for one to gain the whole world and forfeit his life?” Lavigerie understood that it was not sufficient just to build a project, even of a divine order, but also to benefit from its legacy. He knew how to do this not only for his own good but for the edification of those who accompanied him.

Jean-Pierre Roth

1 For more information on the research of the personality of Lavigerie, please see: http://www.enneagramme.com/Articles/2013/IFE_1303_a1.htm
2 Perrier, p. 143
3 Frank Nolan, art. In this edition of the PE
4 Joseph Mercui, Les origines de la Société des Missionnaires d’Afrique (Pères Blancs) 1867-1892, Maison-Carrée (Alger) p. 108
5 Letter to Bourret of 2nd May 1871
6 Mt 16,26

From Petit Echo n° 1055 2014/09