Témoignages

Henri Maurier, 60 ans de serment

Pour une anthropologie du VIVRE


Dès l’âge de 10 ans j’ai su que je serais Père Blanc. Avec l’aide pécuniaire des Petites Sœurs de St François, à Angers, chez lesquelles j’avais été enfant de chœur depuis mes 6 ans, j’entrai donc à Saint-Laurent-d’Olt dès l’année suivante, en septembre 1932, à 11 ans. Arrivé à St-Laurent, on me mit devant un petit harmonium car j’étais le seul à savoir le solfège, que j’avais appris à l’école primaire grâce à un instituteur violoniste. Un Père me dit : « Voici le do et voici le fa. Voici la méthode Raffy. Tu pourras faire des exercices pendant deux grandes récréations par semaine ». Je me débrouillais tout seul et, dès l’année suivante, j’ai été promu organiste à la chapelle ; 74 ans après, je le suis toujours. Étant aussi fils de jardinier, je fus choisi pour travailler, ça et là, dans les jardins PB. J’y suis encore 74 ans après : « C’est-y vous qu’vot père est pépiniériste ? » me demanderait un jour, un des frères préposés au jardinage.

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“ Ma tâche essentielle c’est l’accueil des visiteurs dont la plupart sont musulmans. à 12 ans, à Saint-Laurent-d’Olt, j’ai été promu organiste à la chapelle ; 74 ans après, à Notre Dame d’Afrique, je le suis toujours.”

Je suivis donc tout le cursus des études chez les PB : St Laurent de la 6e à la 3e, Tournus pour la Seconde et la 1re (on ne passait pas le bac alors). La philo scolastique à Kerlois. La guerre m’obligea à faire une année de théologie à Thibar avant le noviciat sous la direction du P. Blin, à Alger. Avec le débarquement américain à Alger (novembre 1942), je fus happé par le service militaire. J’ai vécu la guerre comme sapeur de 2e classe du Génie d’Hussein Dey, (et 74 ans après, ma retraite militaire l’atteste toujours). Au moment de partir pour le corps expéditionnaire de la 3e DIA qui devait rejoindre l’Italie, fin 1943, le P. Jeuland, 1er assistant de Mgr Birraux, me dit : « Défense de vous faire tuer ! » J’ai obéi ! C’est-à-dire que je n’ai pas fait de zèle ; j’ai fait tout ce que l’on m’a demandé ; mais au fond, on ne m’a rien demandé… Et quand le P. Aeby, supérieur à Thibar, me questionna, fin 1945 : « Avez-vous eu des doutes sur votre vocation ? - NON - Alors vous ne m’intéressez pas » ! Je compris que le père était à la “chasse”, car beaucoup de scolastiques partirent après la guerre.

Prof à Bonnelles
J’ai toujours été un écolier sage ; j’aimais les études ; ça a été remarqué au scolasticat. Et alors qu’arabisant à Thibar, je avais demandé la mission d’Afrique du Nord, on m’a envoyé à Bonnelles en 1948, comme professeur de philosophie (pour le bac). N’ayant pas mon bac moi-même, je conduisis au bac une centaine d’élèves, dont la moitié devint PB ou prêtres. Mgr Durrieu nous disait : « Vous êtes un maillon de la chaîne de la formation des futurs PB ». C’était une tâche communautaire, et à Bonnelles (comme plus tard à Pabré) il était de mise qu’un professeur puisse, à l’occasion, remplacer un autre défaillant. J’ai enseigné ainsi, outre la philo, les maths, la littérature, les sciences naturelles, et même la cosmologie. Je fus aidé par le P. Guillaumin, qui préparait, en Sorbonne, une licence de philo, et par le P. Bouteille, qui étudiait à l’Action Populaire des SJ. J’insistais sur les leçons écrites et la dissertation hebdomadaire, que je rédigeais moi aussi, pour montrer comment on traite un problème. Je m’efforçais d’être concret. Et comme nous étions beaucoup moins « surveillés » que les professeurs du scolasticat, tenus à un manuel unique, je pouvais butiner et écrire mon cours, que je polycopiais avec les moyens rudimentaires de l’après-guerre. Je fis aussi cette expérience : Non seulement je m’efforçai d’être fidèle à ce que je devais faire, comme professeur à Bonnelles, mais je me suis très vite obligé à ne pas m’y cantonner. En me levant à 4 h du matin régulièrement, je me suis donné, chaque jour, deux heures de travail pour moi.

La période des années 1950 était propice aux approfondissements de ce que j’avais appris au scolasticat, en théologie, en exégèse, en philo. De nouvelles collections paraissaient, que je m’efforçais d’acquérir. Grâce aux ouvrages de Mircea Eliade et d’autres, démontrant l’importance et l’universalité de la symbolique religieuse, je découvrais une vive expérience humaine du religieux, tant biblique que relevant d’autres cultures. Je m’abonnais aussi à la revue Christus. Je sortais de la conceptualité de la scolastique, et j’étais en route pour une anthropologie du religieux. Les premiers bénéficiaires de mes découvertes furent mes élèves auquels je devais faire un cours de catéchisme : Qu’est-ce que l’expérience du Sacré ?


“Étant aussi fils de jardinier, je fus choisi pour travailler, ça et là, dans les jardins PB.”

En Haute Volta, prof
dans un petit séminaire

Et lorsque je fus nommé en Haute- Volta en 1955, après une année de théologie au grand séminaire de Koumi, et quelques mois à apprendre la langue des Mossi, à Boulsa et Manga, j’aboutis au petit séminaire de Pabré pour y enseigner la philosophie qui menait au bac… Continuant mes études personnelles, je colligeai tous les documents écrits sur les Mossi, pour chercher à comprendre l’expérience humaine qu’ils recelaient. J’ai ronéoté 8 fascicules sur le thème Christianisme et croyances Mossi. Pour me donner une légitimité, je m’abritai sous les directives de Mgr Durrieu, qui avait nommé un Père belge théologien de Lovanium à Kinshasa pour entreprendre une « théologie africaine » (qu’il ne fit pas), et qui demandait à toutes les missions d’étudier les coutumes de leurs peuples. Lorsque Mgr Durrieu devint évêque de Ouahigouya, je lui envoyai mon travail. Il en accusa réception en me disant : « Je vous remercie pour vos élucubrations » ! À divers indices, j’ai compris que, n’étant pas patenté par des diplômes à entreprendre ces études, elles n’avaient pas d’intérêt pour mes Supérieurs. Cependant, ils ne m’ont rien interdit. J’ai donc continué.

En France
pour la propagande

Après cinq ans en Haute-Volta, je revins en France pour les grands exercices à Cavaletti, puis je fus nommé à la propagande. Les Supérieurs, en voyant les misérables francs d’avant Pinay que je réussissais à gagner par mes séances de cinéma, m’envoyèrent à Lyon, où les Œuvres Pontificales publiaient, pour les jeunes, la revue Connaître les missions,. Je devais parcourir la France de Verdun à Biarritz et parler du SMJ (Service Missionnaire des Jeunes) dans les collèges chrétiens et les petits séminaires. J’en ai visité 300 en 3 ans ! J’ai eu la chance de tomber au temps où le programme d’histoire-géographie, pour les baccalauréats, devait parler des grandes cultures du monde.

Comme les professeurs étaient paumés devant la culture africaine, je proposai mes services, qui furent acceptés avec enthousiasme. Ce travail me laissait évidemment des loisirs. Ce qui me permit de continuer mes cogitations et de préparer Essai d’une théologie du paganisme et Religion et développement Traditions africaines et catéchèses. Ils parurent en 1965 ; le premier, avec une préface élogieuse du P. Daniélou, SJ « La meilleure introduction à un problème essentiel ». Aucun écho ne me vint de mes Supérieurs. Mais, dans le monde missiologique, je fis une petite percée….

Retour en Haute-Volta,
Sur ce, je retournai en Haute Volta où je fus chargé de participer aux sessions de réflexion qui se tenaient ça et là. L’Indépendance était déjà là, mais on n’aimait pas trop qu’un Blanc comme moi prenne la parole sur les Africains. Je demandai au Cardinal Zungrana de me prendre dans son clergé, et il me nomma à la paroisse de Kombisri dirigée par un prêtre du pays. Nous avions une école libre. Au moment de la préparation au baptême d’une série d’enfants, je demandai à mon curé s’il n’était pas bon qu’ils entendent, en plus de la voix du catéchiste local, celle du prêtre que j’étais. « Est-ce que vous ferez mieux que lui ? » me répondit-il. Évidemment ma connaissance de la langue ne valait pas celle d’un catéchiste…
Un beau soir, lisant un livre de J.B Metz (proche de Rahner), je perçus la possibilité d’entreprendre une philosophie de l’Afrique noire qui ne serait pas à la remorque de la métaphysique d’Aristote et du Thomisme, comme l’étaient Tempels et Kagame. Aussitôt je me mis à rédiger un premier brouillon.

Lumen Vitae à Bruxelles
En 1969, Père Delcuve, SJ, fondateur de l’institut international Lumen Vitae à Bruxelles, me demanda pour m’occuper des étudiants africains ; je fus donc nommé en Belgique. Un charmant confrère en tira la conclusion : « Un de moins à travailler, un de plus à donner des conseils ! ». J’ai gardé soigneusement cette pierre précieuse dans mes poches...

À Lumen Vitae on étudiait la catéchèse, mais aussi le développement, le problème des sectes, l’analyse pastorale. J’enrichissais mes connaissances, librement, puisque, sans diplôme, je pouvais poser mes propres hypothèses de recherches. Je travaillais aussi, pour les confrères francophones, à la formation permanente organisée par Paul Grillou. Je fis connaissance du directeur de la revue Cultures et Développement qui, me soutenant, m’offrit l’espace de sa revue pour exposer certaines de mes intuitions sur une anthropologie des missions et des religions. Je publiai alors chez les Verbistes, près de Bonn : Philosophie de l’Afrique noire, Studia instituti anthropos, n °27, 1975 ; 2e édition en 1985. Après sept années en Belgique, je revins en France et fus nommé à Mours. J’en devins le Supérieur tout en ayant à assurer deux cours d’anthropologie religieuse à l’Institut Catholique de Paris, section ISTR (Institut des Sciences Théologiques des Religions). Continuant mes recherches, je participai à la revue belge Vivant Univers, pour 3 numéros (342, 348, 356) sur les Paysans, les Royaumes, les Pasteurs.

Bibliothécaire à la M G
J’arrivais à l’âge de la retraite, quand je fus nommé bibliothécaire à la Maison Généralice, à Rome, où j’ai exercé de 1985 à 1996. J’ai été très intéressé par ce travail qui consistait à préparer les fichiers africanistes les plus efficaces pour aider les étudiants - principalement africains - qui fréquentaient cette bibliothèque pour leur thèse de fin d’études. En même temps, je fis divers articles pour l’encyclopédie Catholicisme ; je publiai, dans la collection L’horizon du croyant, un petit livre Le Paganisme ; puis, aux éditions du Cerf, Les Missions, religions et civilisations confrontées à l’universalisme. Ce sous-titre me fut imposé par l’éditeur ; j’aurais voulu qu’on écrive « une anthropologie des missions ». Une preuve que cette façon de traiter les missions était mal perçue, c’est qu’un confrère bien diplômé me reprocha de n’avoir traité mon sujet que théologiquement. J’ai terminé mon séjour à Rome par une année sabbatique sur place, pour rédiger La Religion Spontanée, Philosophie des Religions Traditionnelles d’Afrique noire (L’Harmattan, 1997) : qui transformait ce par quoi j’avais commencé : Essai d’une théologie du paganisme. Je situais l’expérience religieuse dans une anthropologie et une philosophie du VIVRE. Bien que la Société des Missionnaires d’Afrique ait inscrit dans ses priorités l’étude des religions traditionnelles, je pense qu’il n’y a pas eu de véritables rencontres pour débattre des orientations et des idées nouvelles possibles sur ce sujet.

Notre Dame d’Afrique
Ma nomination à Notre Dame d’Afrique en 1996 relève de l’inattendu le plus total. J’ai accepté immédiatement en y voyant la marque du St Esprit. Ma tâche essentielle, c’est l’accueil des visiteurs, dont la plupart sont musulmans. En 2005 et 2006, nous avons dépassé les 60 000. À ce travail, j’ai ajouté ceux du jardin et de l’orgue et, suivant mes habitudes, un travail d’histoire que je viens de terminer : Histoire du Pèlerinage de Notre-Dame d’Afrique d’après la Semaine religieuse d’Alger, 1900-1953. (4 tomes et 1 000 pages).

Former et s’auto-former
Comment ai-je vécu la Mission ? C’est assez clair : j’ai travaillé pour la formation du clergé africain et des Pères Blancs ; et en même temps j’ai travaillé à ma propre formation continue, mais pas pour moi tout seul ! Je voulais aider les confrères et le clergé africain à mieux comprendre ce qui sans doute allait se construire avec les indépendances, en proposant un bilan pensé à neuf de ce que l’on avait fait en tant que missionnaires. On parlait beaucoup d’inculturation. Mais quelle était la portée anthropologique exacte de la vie et de la religion africaines ? J’ai offert un cadre de pensée susceptible de donner aux Africains une connaissance d’eux-mêmes qui ne relevait pas des a priori occidentaux… Bien entendu, après 40 ans d’indépendance, il faudrait sans doute tout recommencer pour être de plain-pied avec les problèmes actuels de la mondialisation.

Mais surtout je prétends apporter une nouvelle façon d’aborder la religion ou le religieux. La philosophie qui règne en Occident depuis les Grecs et se développe depuis le XVIIIe siècle, celui des Lumières, part du principe de l’autonomie absolue et de la liberté absolue de la raison intellectuelle de l’homme, si bien que toute affirmation religieuse, spontanée, toute expérience chrétienne ou autre, devient “démentielle”, ridicule, vide. N’y a-t-il pas, dans nos familles ou nos connaissances, des gens qui ne croient plus à rien ? En proposant une anthropologie du VIVRE, je situe l’intelligence face à la dépendance où se trouve inévitablement tout vivant, et spécialement l’humain, par rapport à son milieu et à ses congénères. Ce que je vis de l’Évangile, c’est le modèle trinitaire, strictement à l’opposé du péché d’origine, mais interprété non plus avec le Thomisme, ou quelque autre courant philosophique à la mode, mais à la lumière des exigences du VIVRE humain.

Suis-je un intellectuel ? Sans doute, et de plus, autodidacte ! Mais je ne suis pas que cela, et le vivre quotidien, là où je suis, appelle à d’autres fidélités. (Je m’en suis expliqué dans le PE 2006/4, p 153).

Henri Maurier, PB

Voir aussi N°45 Voix d'Afrique