Missionnaires d'Afrique
France

Gérard Demeerseman, 50 ans de serment, Friant

Un parcours de vie apostolique

Au tout début des années 50, j’avais opté pour une formation en gestion-comptabilité et j’étais stagiaire chez un expert-comptable. J’étais aussi engagé dans l’action catholique. Celle-ci m’a initié à me donner aux autres pour les rendre plus humains et par là les ouvrir à la dimension spirituelle de leur vie.

Pourquoi, en ce samedi matin, 8 décembre 1951, fête de l’Immaculée, suis-je allé à la messe ? Je ne sais. Toujours est-il, qu’après la communion, je me suis senti appelé à me donner aux autres sur une échelle plus vaste. Après un temps de confusion, je finis par m’en ouvrir aux prêtres de la paroisse qui, à mon étonnement, m’ont encouragé et guidé pour répondre à cet appel. C’est ainsi qu’un an plus tard, je prenais le chemin du séminaire des Pères Blancs pour m’initier au latin que je n’avais pas appris au collège.

Le temps du discernement
Mon option initiale pour les Pères Blancs était motivée, par le fait que j’avais une idée de cette société missionnaire par mon oncle paternel qui en était membre et par le fait que je ne me voyais pas, comme prêtre, professeur dans un collège diocésain.

Durant ce temps de séminaire, j’ai pu découvrir qu’un des charismes propres de cette société missionnaire était la présence apostolique au monde de l’Islam, spécialement en Afrique du Nord. Cette dimension apostolique s’est progressivement installée en moi jusqu’à s’inscrire dans ma vie spirituelle.

Au cours de mon noviciat (1958-1959) je me suis laissé séduire par Jésus, homme de rencontres se rendant disponible à quiconque. Plusieurs passages d’évangile éclairent cette posture apostolique. Il y a la rencontre de Jésus avec la femme syro-phénicienne (Mc 7, 27-30). Cette cananéenne païenne vient implorer Jésus pour sa fille malade. Dans un premier temps, Jésus, en bon juif qu’il est, n’accède pas à sa demande au nom de l’idée qu’il se fait de sa mission. Mais face à l’à propos de son interlocutrice, il se laisse humaniser jusqu’à ouvrir le champ de sa mission à ceux qui croient autrement. Il en va de même dans la rencontre de Jésus avec la Samaritaine (Jn 4, 1-42). Dans cette rencontre qui se veut au-delà des conventions sociales et au-delà d’un lieu cultuel de référence, l’un et l’autre se sont enrichis en humanité et se sont ouverts réciproquement à leur vocation d’adorateurs en esprit et en vérité. Ce comportement de Jésus fut comme le fil rouge de ma vie apostolique.
J’ai eu la joie d’être envoyé, en septembre 1959, à Carthage pour commencer les études de théologie tout en suivant le cours de langue arabe moderne. J’ai achevé ce cursus de théologie à Vals-près-Le Puy et j’ai demandé, au moment de mon serment missionnaire, à être envoyé au Maghreb sans être pour autant dans l’ombre de mon oncle.

Le 19 juin 1965 j’ai accueilli avec reconnaissance ma nomination à la “région d’Algérie-Nord”. Huit jours plus tard, j’étais ordonné prêtre. À cette occasion, j’avais fait imprimer au dos de mes images d’ordination cette phrase de saint Paul aux Romains : “Dieu m’a fait la grâce d’être officiant de Jésus-Christ auprès des Nations, consacré au ministère de l’Évangile de Dieu afin qu’elles deviennent une offrande qui, sanctifiée par l’Esprit Saint, soit agréable à Dieu” (Rm, 15, 16). Cette même année 1965, était adoptée la déclaration Nostra Aetate sur les relations de l’Église avec les religions non chrétiennes. Ce document apporta une sorte de dilatation à ce que je considérais comme ma vocation. Il fut pour moi comme une feuille de route dans la rencontre du monde diversifié de l’Islam.

Un temps d’acculturation en Algérie
Arrivé à Alger comme prêtre stagiaire, j’avais à m’acclimater dans tous les sens du terme, à ma nouvelle vie qui allait se dérouler, durant un an, dans la maison-mère des Pères Blancs à El-Harrach : il s’agissait d’y assurer un rôle d’encadrement et d’animation dans un collège secondaire tenu par les Pères Blancs. J’y trouvais des jeunes de la 4e à la terminale qui avaient le désir de réussir leurs études. Ils m’ont beaucoup apporté. Je profitais des moments libres pour me plonger dans l’histoire du début de la mission grâce à des ouvrages lithographiés écrits par nos anciens.

Ce premier temps d’acclimatation a été suivi par deux années d’étude à l’Institut Pontifical d’Études Arabes (IPEA) installé provisoirement rue Trenta Aprile à Rome où je fis ma première année avant d’effectuer la seconde au palais de l’Apollinaire. Je me suis mis avec entrain à l’arabe classique tout en m’initiant aux réalités fondamentales de l’Islam. C’est là que j’ai perçu l’importance de la langue pour la rencontre de l’autre. L’apprentissage de la langue est une humble démarche d’incarnation qui a son ascèse et qui commence par les premiers bégaiements jusqu’à atteindre une certaine maîtrise d’expression. En 1968, je quittai l’IPEA persuadé que l’effort commencé là devait se poursuivre par la suite et qu’un effort similaire devait être entrepris pour l’arabe parlé algérien.

En arrivant à Alger en septembre, je n’envisageais pas de me retrouver dans une “institution”, je me voyais plutôt dans une sorte de secrétariat populaire pour dépanner les gens du quartier. Une bonne bière offerte par le Régional m’a aidé à me rallier à ses vues. Je fus nommé dans l’ancien noviciat Sainte Marie qui abritait alors un centre de formation professionnelle tenu par les Pères Blancs secondés par de jeunes techniciens recrutés comme coopérants. Ce centre comportait deux types de sections : deux sections de comptabilité et deux sections d’électricité/électronique. J’y fus, de 1968 à 1970, directeur-adjoint chargé de cours. Ma formation antérieure en gestion-comptabilité me permit d’assurer quelques cours dans les sections de comptabilité.

Le projet éducatif visait à dispenser une formation tant humaine que professionnelle reposant sur des valeurs de base comme le sens de la justice et du respect de l’autre, la conscience professionnelle et le souci du fini dans le travail. Pour ce qui me concerne, je retrouvais là ce que j’avais découvert dans l’action catholique : me donner aux autres pour les rendre plus humains et les disposer ainsi à assumer la dimension spirituelle de leur vie.

Après deux ans, on m’accorda une année pour me mettre à l’arabe parlé algérien dans le sud du pays. Je fus accueilli à Touggourt. Le supérieur, un saharien chevronné, me trouva un jeune répétiteur issu d’une famille qui s’était sédentarisée depuis une génération. Pour pousser encore plus loin l’acculturation, une fois par mois, j’allais passer une semaine dans une famille récemment sédentarisée au milieu des dunes entre Touggourt et El-Oued. Je passai mes journées entières avec les grands parents à deviser sur la vie saharienne. Là j’ai senti qu’il ne suffisait pas d’apprendre à parler, il fallait aussi apprendre à penser comme mes hôtes.

Cette année de grâce fut interrompue en mai 1971. Je devais reprendre la direction du centre de formation professionnelle d’El-Harrach et remplacer les sections de comptabilité par des sections de dessinateurs en construction mécanique. J’ai assuré cette direction jusqu’en juillet 1976, date de la mise en application du décret sur la nationalisation des établissements privés. Je n’ai rien regretté ni cette forme de service auprès de jeunes professionnels ni même la nationalisation qui tendait à renforcer la personnalité algérienne.

Un temps de maturation en Tunisie
Avant de partager mon expérience tunisienne je ne peux passer sous silence une dizaine d’années riches en investissement. Suite au séminaire islamo-chrétien de Tripoli en Libye qui eut lieu en février 1976, on a pensé qu’il fallait préparer une nouvelle génération de Pères Blancs aptes à prendre part à ce genre de colloques. À cet effet, on m’a demandé de me remettre aux études : deux ans d’études bibliques à la Catho de Paris suivies de deux autres années d’études des Pères de l’Église à la Grégorienne de Rome au terme desquelles j’aspirais à vivre une nouvelle expérience de terrain.

Avec joie je suis parti au Yémen du Nord pour remplacer Étienne Renaud à la Compagnie Générale d’Électricité. Il y avait été chef de projet pour monter un centre de formation professionnelle et il avait pensé à moi pour lancer son fonctionnement. J’arrivai donc à Sanaa fin août 1980 pour préparer l’ouverture et le fonctionnement de ce centre qui fut inauguré officiellement trois fois ! Rapatrié sanitaire au bout de dix mois pour des problèmes cardio-vasculaires, j’ai passé une année de convalescence à La Marsa en Tunisie avec mission de me refaire une santé tout en investissant en littérature arabe. Jusque-là j’avais l’impression que je maîtrisais ma vie mais avec la survenue de la maladie j’ai dû apprendre à lâcher prise et à intégrer dans ma vie spirituelle l’obéissance aux circonstances de vie.

Après un nouveau bilan médical qui a entraîné une néphrectomie droite je me retrouvai, comme professeur, à l’Institut Pontifical d’Études Arabes et Islamiques de Rome (PISAI). J’y suis resté six ans dont trois ans comme directeur des études prenant ma part à l’enseignement, contribuant aux revues de l’Institut et partageant ma sensibilité apostolique avec les étudiants.

Cette expérience romaine m’a convaincu que je n’étais pas un orientaliste chrétien mais que j’étais appelé à rencontrer des croyants d’une autre tradition religieuse. Comme Jésus sur les routes de Palestine, ce qui importait c’était la relation à tisser entre un “je” et un “tu” plutôt qu’une objectivation globale sur un “ils”.

En mai 1988, j’acceptai de devenir Régional de Tunisie avec résidence à la “villa Odo” de La Marsa qui fut la première résidence du cardinal Lavigerie en Tunisie en 1880. Je pris un premier contact avec mes confrères fin juin. Mon oncle me fit part alors de sa décision de se retirer de Tunisie. Il me laissait ainsi toute latitude pour me faire un prénom là où il s’était fait un nom !

J’avais donc à animer près de trente confrères, à les aider dans leur vocation d’apôtres, à les soutenir dans leurs engagements qui faisaient mon admiration. J’avais aussi, le temps de mon mandat, à participer au conseil épiscopal de la Prélature de Tunis. Je me suis rendu disponible pour recevoir les amis tunisiens de mon oncle qui voulaient bien prolonger avec moi ce qu’ils avaient tissé avec lui. La rencontre de ces personnes avait quelque chose de socialement exquis et de spirituellement ouvert. J’ai aussi tenu à prendre ma part de travail dans le cadre de l’Institut des Belles Lettres Arabes (IBLA) et plus précisément à la bibliothèque de recherche ouverte aux doctorants et aux chercheurs.

Trois ans plus tard, en juillet 1991, on unifia les deux régions de Tunisie et d’Algérie en une seule région qu’on appela “Région Maghreb” et l’on me demanda d’en être le premier supérieur régional. J’ai alors choisi de continuer à résider à La Marsa. Ce ne fut pas le meilleur choix aux yeux du cardinal Duval ! Les graves tensions internes à l’Algérie apparaissaient alors pleinement et les visas pour m’y rendre étaient délivrés avec parcimonie.

Comment être présent à mes confrères avec un visa de 15 jours pour aller de Tizi-Ouzou à Oran et de Ghardaïa à Adrar dans des conditions de circulation limitées par les mesures de sécurité ? Ma santé en a pâti et mon cardiologue ira jusqu’à m’interdire l’avion. C’est ainsi qu’en obéissant aux circonstances de vie j’ai présenté, en avril 1993, ma démission pour passer la main à un confrère plus robuste résidant en Algérie.

Ainsi, je devins plus disponible pour participer au fonctionnement de la bibliothèque de recherche de l’IBLA. Il s’agissait alors de préparer l’informatisation de son contenu à partir d’un dépouillement du fichier manuel. En plus de ce travail austère mais nécessaire j’ai été amené à accepter, en 1994, la responsabilité de l’économat du secteur de Tunisie. Puis, on m’a offert d’intégrer le Groupe de Recherches Islamo-Chrétien de Tunis (GRIC) qui réunit à parité des universitaires musulmans et chrétiens en vue de traiter ensemble un thème à dimension religieuse. Dans cette instance nous avons réfléchi sur “péché et responsabilité éthique”, sur “identité et appartenances” et sur “foi et croyances”.

Cela aurait pu se poursuivre, mais il a fallu, circonstances obligent, remplacer l’économe du secteur d’Algérie. On me demanda donc, en 2000, de venir à Alger pour assurer l’économat provincial tout en participant au fonctionnement du Centre d’études diocésain des Glycines.

Ce changement m’a permis de rendre heureux deux archevêques, celui que je quittais et celui qui m’accueillait ! Ce dernier m’a demandé d’être responsable de la rédaction du bulletin diocésain avec l’aide d’un petit comité et de coordonner la formation continue dans le diocèse en islamologie, en théologie et en Bible.

Un temps de sérénité à Marseille
À mes problèmes de santé vint s’ajouter un diabète découvert en 2004. J’envisageais alors de passer la Méditerranée si une opportunité se présentait. Elle se présenta effectivement grâce à un appel à rejoindre la communauté de Marseille. Je quittai donc Alger en juillet 2004 pour cette communauté dont le projet était de promouvoir l’accompagnement des migrants et de susciter la relation avec les croyants de l’Islam.

Je fis d’abord partie de la commission diocésaine pour les migrants et j’animai un groupe appelé “Relais Monde Musulman” rattaché à la Pastorale des Migrants. Ce groupe rassemble des chrétiens de base qui vivent en proximité de voisinage ou de travail avec des musulmans et qui désirent relire leur vécu pour en faire un témoignage évangélique plus pertinent. Ce lieu de relecture permettait de dissoudre les préjugés et les idées toutes faites et de mieux respecter les droits des croyants de l’Islam.

Pour que l’accompagnement des migrants fût plus effectif, j’ai contacté une association appelée “L’encre bleue”. Elle propose des écrivains publics bénévoles qui opèrent dans les centres sociaux des cités de Marseille. J’ai assuré une permanence hebdomadaire au centre social d’une cité de notre quartier. J’y recevais, pour rédiger des lettres ou remplir des formulaires, surtout des femmes d’origine maghrébine ou comorienne qui trouvaient là une plate-forme d’écoute qu’elles ne trouvaient pas ailleurs. Quant à moi, j’actualisais là mon rêve initial : tenir un secrétariat populaire dans un quartier !

Devenu responsable de la communauté en 2006, je pris l’initiative de m’engager avec l’association œcuménique “La Cimade”. Elle vient en aide aux demandeurs d’asile. Je les y recevais, sur rendez-vous, pour les aider à décompresser d’abord puis à constituer leur dossier de demande d’asile et à formuler les recours en cas de refus. L’équipe d’accueil me réservait les personnes venant du Maghreb ou du Moyen-Orient. Je me souviens encore de cet Algérien me disant en fin d’entretien : “Vous, vous n’êtes pas français, vous êtes quelqu’un de chez nous”. En fait je mettais en œuvre, la consigne du “J’étais un étranger et vous m’avez accueilli” (Mt. 25, 35).

En 2007, l’archevêque de Marseille me consulta au sujet du délégué diocésain pour les relations avec l’Islam et comme je souhaitais qu’un plus jeune en prît la charge, il me nomma co-délégué tout comme la sœur xavière que je lui avais recommandée. L’année suivante, Mgr Pontier me nomma délégué diocésain pour la pastorale des Migrants. En 2010, ayant atteint l’âge de 75 ans, je présentai ma démission de mes fonctions diocésaines. Ce fut accepté. Il me restait à quitter Marseille pour écrire une nouvelle page à Paris.
Conclusion : et maintenant…

Je n’ai plus d’activités d’avant-scène, elles sont en des mains plus jeunes. Je m’en réjouis. Je suis devenu allergique à la question : “qu’est-ce que tu fais” ? Elle a perdu sa pertinence. En revanche, je me retrouve dans cette phrase de Maurice Pivot : “Évangéliser ce n’est pas avant tout faire quelque chose, dire quelque chose, obtenir un résultat, c’est participer par toute une manière d’être et d’agir à la liberté du Christ qu’il reçoit de sa relation au Père” (Un nouveau souffle pour la mission, 2000, p. 196).

Je peux cependant continuer à écrire, à conseiller et surtout à exercer un ministère d’adoration et d’intercession pour un peuple et rester disponible pour rencontrer l’Esprit sur le lieu même de la rencontre du frère qui me sollicite.

Gérard Demeerseman